Papillons de nuit : Dystopie matriarcale

La femme est-elle le futur de l’homme ?

Nicolas Winter
Published in
5 min readSep 11, 2023

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De barmaid à vendeuse de téléphone mobile en passant par cueilleuse de bananes, on peut dire que la carrière de l’anglaise Jane Hennigan est des plus surprenantes.
C’est en 2019 qu’elle commence à écrire Papillons de Nuit, une dystopie glaçante où les femmes ont hérité du monde suite à une apocalypse particulièrement brutale et sanglante.
Mais, au fait…où sont les hommes ?

« Tout le monde mérite le ciel. »

Violence contagieuse

40 ans après la catastrophe, une femme s’interroge : « Ou étiez-vous quand ça a commencé ? ». Cette femme, c’est Mary, une aidante d’un institut très particulier dans un monde complètement transfiguré.
Nous sommes en Angleterre et désormais, les femmes font la loi.
Et pour tout dire, les femmes font tout.
L’apocalypse d’hier a emporté avec elle la quasi-totalité des hommes, fauchés par une terrible épidémie d’un genre nouveau.
Loin de tuer tout ceux qu’elle infecte, la maladie — bientôt connu sous le nom de SNAS pour Syndrome Neurologique Aigue Sévère — a une conséquence pour le moins inattendue en transformant une partie de ses victimes en psychopathes ultra-violents capables des pires actes de barbarie.
Voici que le père aimant d’hier se transforme en bourreau tandis que le fils discret devient une brute meurtrière. The Sadness et Crossed n’ont qu’à bien se tenir…
Heureusement, certaines femmes s’organisent, comme en Angleterre et la loi martiale permet de sauver in extremis une société en train de s’écrouler sur elle-même. Mais cela ne va pas sans sacrifice…
En effet, bien vite les benzodiazépines viennent à manquer et les hommes deviennent un fardeau difficilement gérable…et particulièrement dangereux. Pour perpétuer la race humaine, il est alors décider d’ouvrir des maisons de procréations, des sanatoriums puis… des instituts.
C’est dans l’un de ses derniers que Mary exerce, préservant des hommes nés après le cataclysme contre les dangers du dehors.
Mary commence pourtant à douter.
Elle qui a connu l’avant et enduré le pire avec son fils et son mari s’interroge de plus en plus sur les conditions de vie des hommes sous sa surveillance. Tout bascule lorsqu’une nouvelle, Olivia, lui raconte une étrange histoire à propos d’un homme gardé comme compagnon par une collègue de son précédent institut à Coventry. Comment est-ce possible ?
Jane Hennigan mêle donc le genre post-apocalyptique et dystopique pour explorer un monde en miroir du nôtre, ou presque.
Avec la disparition des hommes, le vide se fait cruellement ressentir à tous les niveaux, prouvant, s’il en était encore besoin, le manque flagrant d’accès à certaines fonctions et métiers pour les femmes.
Mais surtout, l’apocalypse met en évidence la violence envers celles-ci dans ce qu’elle a de plus terrible, poussant tous les curseurs à l’extrême.
L’homme ne serait-il qu’un être brutal et dangereux ?

« Ces histoires, qu’on ne pouvait comprendre qu’en ayant été là, nous les conservions, nous les accumulions, nous ne nous permettions d’en regarder qu’une bribe à la fois. »

Ceux qui se souviennent

En choisissant de raconter l’avant par les yeux de Mary, l’autrice britannique nuance sa vision d’une société gangrénée par la brutalité masculine. Surtout, elle montre petit à petit qu’une société dirigée uniquement par des femmes n’accouche pas forcément d’une utopie faite de paix et d’harmonie. Si les codes sociaux évoluent, c’est surtout la place de l’homme qui devient révélateur de toute la cruauté dont sont capables les opprimées d’hier, que ce soit de façon consciente ou inconsciente.
L’homme, dans le monde imaginée par Jane Hennigan, est devenu une sorte de petit animal fragile que l’on traite tantôt comme un idiot tantôt comme un gamin. On le « toilette », on lui raconte des histoires pour le divertir et l’endormir…et puis on lui propose de monter des spectacles pour les grandes occasions. Seulement voilà, à cette image enfantine s’oppose un rôle bien plus adulte : celui d’objet sexuel.
Avec les « visitations », des dizaine de femmes viennent se divertir avec des hommes comme dans l’ancien temps. Ecartés du processus de procréation par les progrès de l’insémination, les survivants deviennent des attractions sexuelles qu’une Agence du Bien-Être Masculin se charge d’entretenir.
Pour leur propre bien, évidemment. Pour appuyer la prise de conscience de son héroïne sur la condition d’esclave des pensionnaires de l’Institut, l’autrice britannique alterne avec des flash-backs pour approfondir les blessures de Mary et d’Olivia et comprendre leur cheminement moral.
C’est ainsi que l’on comprend d’autant mieux l’injustice qui frappe ces hommes que l’on considère à peine mieux que du bétail et dont on parle souvent… comme les pires masculinistes parlaient des femmes jadis.
Et c’est précisément sur ce point que va se démarquer de façon intelligente le roman de Jane Hennigan.

« Dans une récession, le liquide est roi ; dans une apocalypse, rien ne vaut l’eau potable et les boîtes de conserve. »

Reconstruire, autrement

Au centre du roman, la question du destin des hommes et de leur émancipation vient faire écho à la condition féminine actuelle.
Sauf que l’inversion des rôles ne se fait pas tant pour fustiger le patriarcat actuel que pour montrer qu’il faut s’engager pour l’égalité des sexes sans créer une nouvelle société pleine de cruauté et de ressentiment.
Si la nouvelle Angleterre paraît bien meilleure pour les femmes, elle en oublie l’autre moitié de l’humanité et nie les sentiments humains les plus fondamentaux. Le personnage de Tony montre à quel point la vie dans les instituts n’est qu’un long calvaire pour ceux à qui l’on dénie jusqu’au droit d’aimer qui ils souhaitent. De page en page, Jane Hennigan s’interroge sur ce que l’on est prêt à sacrifier de l’humanité sur l’autel de son propre intérêt personnel. À quel instant peut-on justifier le malheur pour entretenir les fantômes du passé ?
Un passé très lourd, traumatisant, où surnagent les violences faites aux femmes, l’inégalité à tous les étages et tant d’autres choses qui fondaient le principe même d’un patriarcat devenu une norme oppressante et omniprésente.
Dès lors, et devant cette crainte, faut-il tout risquer pour rétablir une égalité qui n’a jamais vraiment été ? C’est là tout l’épineux dilemme qui taraude Mary et les femmes de ce monde nouveau.
En définitive, le monde peut-il vraiment être meilleur si l’on reproduit les injustices d’hier par prétexte des peurs surgies du passé ?

Si la dystopie est efficace et malgré le fait que l’apocalypse semble assez convenue, le roman de Jane Hennigan tire sa force de ses personnages touchants et de sa réflexion nuancée autour de l’égalité des sexes. Papillons de nuit est définitivement un roman marqué par son temps qui pose les bonnes questions à son lectorat.

Note : 8/10

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