Shérérazade

Mille et une nuits à Marseille

Nicolas Winter
Juste un mot
Published in
3 min readSep 23, 2018

--

Premier film du réalisateur français Jean-Bernard Marlin, Shéhérazade a déjà fait sensation sur la Croisette à la Semaine de la Critique où il remporte le prix Jean-Vigo. Inspiré par un faits divers datant de 2013, Shéhérazade fait appel à un casting d’acteurs amateurs plus vrais que nature et plonge dans les rues de Marseille avec une énergie peu commune. Si certains acteurs sortaient ici tout juste de prison comme le personnage de Zachary durant les premières minutes du film, c’est définitivement le réalisme incroyable de Shéhérazade qui vient secouer le spectateur sur son siège.

Nous sommes donc à Marseille, dans les quartiers pauvres où la prostitution, la drogue et autres affaires louches fleurissent à chaque coin de rue. Zachary a seize ans lorsqu’il sort de prison et qu’il retrouve ses amis de banlieue. Bien décidé à ne pas retourner au foyer où on l’a placé devant le refus de sa mère de le reprendre chez elle, Zachary tombe sur Shéhérazade, une jeune prostituée dont il va tomber amoureux. Devenant proxénète, le jeune garçon va s’enfoncer dans une spirale de violences et de mauvaises décisions.
Shéhérazade offre une plongée plus vraie que nature dans la pauvreté, la misère et la violence. Grâce à la virtuosité de la caméra de Jean-Bernard Marlin et à sa prodigieuse direction d’acteurs, Dylan Robert et Kenza Fortas brillent instantanément. On retrouve dans ce couple improbable une beauté inattendue et un naturel qui scotche, car dans Shéhérazade se mélange deux extrêmes : l’innocence de l’enfance et la cruauté du monde adulte.

Souvent filmé à la manière d’un docu-fiction (les séquences du tribunal et de l’audition), Shéhérazade n’épargne rien au spectateur et arrive à montrer la pauvreté sous son jour le plus cru. Jean-Bernard Marlin ne dresse pas un portrait complaisant du milieu où évolue Zachary mais il arrive à saisir des touches d’humanité qui rendent le personnage poignant à l’arrivée. Lors d’une séquence de passe à trois, le jeune homme ressent la bascule des sentiments et comprend un peu mieux l’horreur de ces filles qui vendent leur corps dans la rue. Pourtant, comme elle, il doit gagner de l’argent pour vivre et en accepte les risques et l’injustice. Bourreau et victime, Zachary trouve quelque chose de fou dans cet univers au noir : l’amour. L’amour avec une pute, donc une moins que rien pour ceux des quartiers. Femme-objet ou femme-fantôme, Shéhérazade aborde aussi la vie des trans et celle de tous les autres sur le trottoir, des laissés-pour-compte qui rêvent d’une maison ailleurs, loin du quartier.

Grâce à la puissance de sa mise en scène, à la fois crue et étrangement poétique, Jean-Bernard Marlin laisse le spectateur sur le carreau. Cette fable moderne où Shéhérazade n’est plus qu’une pute et où son prétendant l’exploite autant qu’il l’aime devient un portrait social criant de vérité à la justesse sidérante et où l’on manque d’amour maternel, où l’on suce son pouce pour oublier l’horreur du jour, où l’on se sert l’un contre l’autre dans la lumière d’une lampe-lapin qui semble percer les ténèbres encore et encore.

Shéhérazade est une révélation. Acteurs magnifiques, mise en scène impressionnante, réalisme cru et peinture sociale acérée, le premier long-métrage de Jean-Bernard Marlin offre un cinéma-vérité qui laisse K.O.

Note : 9/10

Meilleure scène : Shéhérazade et la passe à trois

--

--