Sirènes

Humanité à la dérive

Nicolas Winter
Juste un mot
Published in
5 min readJul 2, 2020

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Éditions Inculte, 172 pages
Traduit par
Marine Aubry-Morici

Rayon curiosités littéraires, les éditions Inculte font figure de référence.
À leur actif, la traduction du monstrueux Jerusalem d’Alan Moore ou les monumentales Instructions d’Adam Levin.
Comme un pied-de-nez à ces pavés intimidants, voici Sirènes de l’italienne Laura Pugno.
170 pages à peine, des chapitres courts et qui tapent durs, c’est le programme de cette histoire post-apocalyptique peuplée d’étranges sirènes, de yakuzas impitoyables et de contaminés déjà condamnés.

« L’océan ne nous appartient pas. N’y répandons pas notre mort. »

Soleil Noir et Derme blanc

Pour un premier roman traduit dans la langue de Molière, Sirènes ne prend pas de gants. Le lecteur pénètre dans le monde de Laura Pugno par l’envers : Underwater. Dans ces habitats-bunkers souterrains, ce qu’il reste de l’humanité survit sous la coupe des Yakuzas, une organisation criminelle que tout prédisposait à dompter les restes de la société à la dérive créée par l’homme.
Sous les rayons devenus mortels d’un soleil rongé par la pollution, les plus riches dégustent ou abusent d’une espèce nouvelle récemment découverte et quasiment aussitôt exterminée : la sirène.
Si le mâle de l’espèce ressemble plus à un dugong qu’autre chose, la femelle correspond davantage à l’idée mythologique de la bête avec sa partie inférieure en queue de poisson et sa partie supérieure à la forme vaguement humanoïde.
Il n’en fallait pas plus pour aiguiser l’appétit des derniers hommes et transformer le premier contact en une marche funèbre vers l’anéantissement total de l’espèce.
Désormais élevées dans des bassins pour finir en « veau de mer » ou dans des bordels pour riches, les sirènes dépérissent à la même vitesse que ce qu’il reste de l’humanité.
Samuel, surveillant de bassin et membre de la Yakuza, vient de vivre un événement particulièrement traumatisant : la mort de sa compagne, Sadako, trophée-objet pour ses anciens maîtres devenue symbole de rédemption pour un Samuel qui ne vaut guère mieux que les autres.
Bouffé par le cancer noir, Sadako devient un fantôme dans l’esprit de Samuel qui va commettre l’indicible pour recomposer cette relation avec…une sirène !
De cette union contre-nature va naître Mia, hybride et objet de fantasme pour un Samuel qui n’en finit plus de voir son monde s’écrouler.
Dans cet univers particulièrement noire, Laura Pugno imagine que l’humanité se meurt sous les rayons de son propre soleil devenu une source de contamination. Le cancer noir qui ronge les êtres humains finit, ironiquement, par les revêtir tout entier d’un derme blanc qui, bien loin de signifier une quelconque renaissance, mène directement à la mort.
Pour s’en préserver donc, une cité souterraine, Underwater, sous le joug des yakuzas qui contrôlent à peu près tout, du trafic illégal aux bordels en passant par l’élevage de sirènes.
Si Laura Pugno reste évasive sur le reste de la société, à base de Territoires, de contaminés et autres débris d’un monde désormais révolu, Sirènes constate l’effondrement ultime de l’humain à un niveau plus insidieux, celui de l’empathie.

« La mise bas était facile au sein de l’espèce des sirènes : sitôt expulsé de l’utérus, la mère déchirait de ses dents le placenta qui flottait dans l’eau des bassins, chauffée plus qu’à l’ordinaire, et enveloppait le corps de son petit. Si c’était une femelle, elle commençait déjà à attaquer. Leur dentition se formait dès la phase utérine et, parfois, les sirènes nouveau-nées faisaient gicler du sang des tétons de leur génitrice. »

L’appel de la sirène

Élément central du roman, la sirène incarne une transfiguration du mythe populaire où la splendide créature féminine devient une chose carnassière et purement animale, plus proche de la mante religieuse lorsqu’elle dévore le mâle à la fin de l’accouplement (ou « monte ») et dont la viande est devenu un met particulièrement prisé.
Malgré ces différences, la sirène par Laura Pugno n’oublie pas un aspect fondamental de la légende : sa capacité à attirer l’homme et à le réduire à ses instincts les plus vils (causant par la même sa perte).
En suivant l’histoire de Samuel dans tout ce qu’elle a de plus dérangeante, le lecteur voit ses convictions perturbées par les actes sexuels et les abus perpétrés par l’anti-héros du récit, plus pathétique et répugnant que véritablement mauvais, à l’encontre des sirènes qu’ils croisent.
Sa relation ouvertement malsaine avec Mia, sa fille-hybride qu’il viole comme il a violé sa génitrice par le passé ouvre l’interrogation sur, justement, la nature même de ce viol : peut-on considérer ces choses animales, hybrides ou pas, comme humaines ? Les sévices ne se produisent d’ailleurs pas uniquement sur Mia, mais aussi à travers d’autres histoires qui parsèment le récit de Samuel.
Prenons par exemple ce sabotage du Mermaid Liberation Front (un groupuscule d’écolo-sectaire qui voit en la nouvelle espèce de sirène une annonciatrice de la fin des temps et une chance de rédemption divine) où Samuel fait ingérer de la viande de sirène à l’une des plus ardentes combattantes en faveur de la cause animale… en finissant par lui procurer un plaisir pervers et inavouable.
Ce constant malaise et cette noirceur absolue rendent le roman parfois difficilement supportable pour son lecteur tant Laura Pugno s’enfonce dans les vices humains les plus sournois.
À la fois récit d’une apocalypse méritée et analyse d’un deuil pathologique chez un individu déjà au bord du gouffre, Sirènes dégoûte au moins autant qu’il fascine.

Perversion du mythe et dissection de la cruauté humaine, Sirènes nage en eaux troubles pour attiser les sentiments contradictoires de son lecteur. Dégoûtant, fascinant et inventif, le roman de Laura Pugno réussit son coup…et l’on est pas (vraiment) certain d’avoir aimé ça dans le fond.

Note : 8/10

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