Somnambule : Un roman américain à l’épreuve du complot

Bienvenue dans la Nébuleuse brumeuse

Published in
6 min readApr 15, 2024

--

Dans son précédent roman, Une douce lueur de malveillance, l’Américain Dan Chaon utilisait déjà le doute pour faire vibrer son lecteur jusqu’à la dernière page. Ce thriller machiavélique en forme de labyrinthe mémoriel utilisait aussi la légende urbaine et la théorie du complot pour parvenir à ses fins. Il semble donc tout naturel que l’auteur retrouve ces thématiques pour en livrer une nouvelle variation où cette fois encore la révélation finale a moins d’importance que le monde qui entourne son personnage principal, lui-même reflet d’une époque plongée dans le doute.
Somnambule, traduit par Hélène Fournier et toujours publié dans l’indispensable collection Terres d’Amérique d’Albin Michel, n’est pas un roman aussi tortueux que son illustre prédécesseur mais il risque tout de même de vous faire tourner la tête.

« À l’heure actuelle, pratiquement chaque individu se bricole sa propre version de la réalité qui dépend des médias, des sites Internet et des influenceurs YouTube à qui il a décidé de faire confiance, et donc, par principe, je me contente d’écouter les gens avec une oreille attentive en espérant qu’il y a un fond de vérité au cœur de leurs croyances. »

Un narrateur nébuleux

Curieusement, Somnambule s’ouvre sur une constellation de noms regroupés sous le terme pompeux de « Nébuleuse brumeuse ».
Will Bear, William Baird, Bill Behr ou encore Billy Bayer, autant de pseudonymes pour un même homme qu’on appellera Will Bear par commodité et qui place déjà le lecteur dans une position délicate : le narrateur est-il fiable ?
En effet, Will révèle rapidement qu’il a bien des fardeaux à porter de son passé pour le moins tumultueux et qu’il fuit le présent devenu un enfer pour celui qui souhaite rester anonyme.
Sillonnant les États-Unis dans un camping-car au nom pour le moins cocasse d’« Étoile du Berger » (surnom ironique pour ce qui tient de maison à un personnage principal aussi paumé que Will), notre mercenaire se contente de livrer des paquets ici ou là contre rémunération.
Ces livraisons spéciales sont souvent de nature humaine et Will souhaite garder une certaine distance avec ce travail, préférant ignorer les conséquences de ses actes…
Pour l’aider dans cette tâche atypique, il peut compter sur un fidèle compagnon à quatre pattes nommé Flip, un pitbull sauvé de l’horreur des arènes de combat pour chien et depuis meilleur ami de notre narrateur.
Très vite, on comprend que Will a peur de tout ce qui pourrait le mettre à nu. Poursuivi par divers sectes, organisations secrètes et autres personnages peu recommandables, il a pourtant dans sa manche un atout qu’il compte bien garder précieusement : son anonymat.
Will prend en effet un soin tout particulier à ne pas exister, d’où cette « Nébuleuse brumeuse » qui fragmente jusqu’à son nom pour semer la confusion. Dan Chaon illustre le fantasme ultime de notre ère ultra-informatisée : n’être plus personne.
Pour renforcer cet effet, l’auteur américain compte aussi sur la pathologie psychiatrique révélée à demi-mots par Will mais aussi sur une autre grande marotte de notre siècle : la théorie du complot.

« Les gens sont fous, voilà ce que je veux dire. Du moins, la plupart d’entre eux. Il est tellement plus facile de tuer que de connaître le tourment de l’empathie, et jusqu’au bout nous ne pourrons pas nous empêcher de nous diviser en tribus, même quand nous ne serons plus qu’une poignée. Même le jour du Jugement dernier, nous calculerons nos profits et nos pertes et penserons gaiement à ce que nous accumulerons le lendemain. »

Au pays des complotistes, le paranoïaque est Roi

Si Somnambule incarne aussi bien notre temps, c’est parce qu’il repose en grande partie sur l’incertitude générée par le réel rencontrant le fantasme, autrement dit : la pullulation des théories du complot.
On comprend assez vite que le principal problème de Will n’est pas d’être complètement fou mais, au contraire, de vivre dans un monde devenu fou.
À bien des égards, le roman de Dan Chaon est un roman de science-fiction qui, comme toujours pour ce genre, reflète à merveille notre présent et ses grandes peurs.
Revenons un instant sur le cadre de Somnambule : Will traverse une Amérique en pleine déliquescence. Il y croise des milices, frôle la guerre civile, regarde les catastrophes climatiques du coin de l’œil et compose avec les drones/robots omniprésents qui n’ont visiblement pas fini d’annihiler la vie privée du citoyen ordinaire.
Si le narrateur de Somnambule est incertain, le monde qui l’entoure l’est encore davantage. C’est certainement cela qui fait la force du roman de Dan Chaon : comprendre que son personnage n’est que le produit d’une Amérique paranoïaque, carnassière et finalement complètement folle.
Si l’on pense un instant que Will abuse un peu trop sur les menaces qui le cernent, on comprend progressivement qu’il n’a pas tout à fait tort et que la vérité se situe quelque part entre les deux extrêmes que sont le complotisme et le réel.
Lorsqu’il reçoit un appel d’une jeune femme prétendant être sa fille sur un téléphone portable qui n’est pas censé sonner pour lui rappeler un obscur don de sperme bien des années auparavant, l’histoire s’emballe et le lecteur est ferré : où se situe le vrai là-dedans ?

« Ce que je veux dire, c’est qu’on est soit utile soit jetable. C’est ça notre lot. »

Se sentir exister

On suit comme un fil rouge les appels de Cammie, la supposée fille de Will, et toutes les théories autour de cette paternité inattendue.
Les mystères s’empile, les pistes s’accumulent mais ce qui va retenir l’attention de Dan Chaon là-dedans n’est pas la chose à laquelle on s’attend le plus de prime abord.
Car, oui, Somnambule construit son suspense sur l’identité véritable de Cammie et sur la véracité (ou non) de ce qu’elle révèle à Will et au lecteur.
Mais en filigrane, Dan Chaon semble moins intéressé par cette perte de repères que par la transformation de son personnage principal qui passe progressivement d’un anonyme complètement perdu dans un monde devenu instable à un père qui retrouve une fille qu’il n’a jamais fait qu’espéré en secret.
C’est un changement dans l’identité qui finit par recoller les morceaux et par réhumaniser Will, à le faire sortir du tourbillon de la folie et du doute pour lui fixer un ancrage émotionnel fort.
L’unification par l’amour paternel, en quelque sorte.
Le plus beau n’est pas tant les sacrifices qu’est prêt à consentir notre mercenaire parano que sa volonté de croire en une personne qui l’aime et qui le considère, en quelqu’un qui veut vraiment le connaître lui et pas l’un de ses multiples avatars.
Avec Somnambule, Dan Chaon révèle que la crise d’identité que subit notre société moderne n’est pas causée par l’ère hyper-informationnelle en elle-même mais par ses conséquences, par la superficialité qu’elle créée et la volonté d’exister à tout prix qu’elle engendre.
Au fond, qu’est-ce que le complotisme si ce n’est une façon de se démarquer de la masse et de montrer que l’on est soi-même différent, pas comme les autres ?
En captant la solitude profonde de Will et en arrivant à éplucher les couches de tristesse qui l’enserrent — de la mère maltraitante à l’amie d’enfance qui l’utilise — Dan Chaon comprend avant tout que c’est la sensation d’être écrasé par la complexité du réel et la masse des autres qui engendre notre monde devenu fou.
À moins que la cupidité des derniers lucides n’ait finalement raison des ruines et de l’avenir.

Plus facile d’accès mais aussi plus touchant et humain que son précédent roman, Somnambule illustre à merveille la capacité de Dan Chaon à croquer notre présent même en le transposant dans un futur où tout semble aller de travers. Captivant jusqu’au bout et émouvant sans prévenir.

Note : 8.5/10

--

--