Son corps et autres célébrations

Explorer la chair des femmes

Nicolas Winter
Juste un mot
Published in
8 min readFeb 16, 2020

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Éditions de l’Olivier, 313 pages
Traduit par
Hélène Papot

Pose-toi, ici. Voilà, comme ça.
Entre l’ombre et la lumière devant toi, regarde.
Un livre repose devant ta main qui frissonne, impudique et légère, le long des pages ternes de cet ouvrage si clair. Clair-Obscur. Obscur et noir.
L’américaine Carmen Maria Machado est là, quelque part, derrière ses lignes. C’est son premier recueil de nouvelles que tu tiens entre les doigts. Ton cœur s’étrangle, ta gorge palpite. Pourquoi ?
Huit textes. Huit histoires. Autant de corps et davantage encore. Célébrée par la presse, célébrée par tour, Carmen Maria Machado arrive sans prévenir aux éditions de l’Olivier.
Huit fois. Huit première fois. Huit fois étranges.
Bienvenue dans la chair et l’extraordinaire, la femme et le corps.

« Notre fils n’en finit pas de grandir. Il a huit ans, dix ans. Au début, je lui lis des contes de fées — les très anciens, pleins de douleurs, de mort et de mariages forcés qui s’étiolent comme des feuillages jaunis. Il pousse des pieds aux sirènes et ça fait rire. Les méchants cochons repentis quittent de grands banquets sans avoir été mangés. Les vilaines sorcières partent du château et s’installent dans des chaumières où elles passent leurs journées à peindre des portraits de créatures des bois.
En grandissant, cependant, il commence à poser trop de questions. Pourquoi ils ne mangent pas le cochon, alors qu’ils ont si faim et qu’il a été si méchant ? Pourquoi la sorcière a-t-elle le droit de s’en aller du château après avoir été aussi affreuse ? Et l’idée de nageoires transformées en pieds étant trop atroce, il la rejette catégoriquement après s’être coupé la main avec une paire de ciseaux. »

Dans Son corps et autres célébrations, l’américaine explore nos sensations. Tactiles. Visuelles. Gustatives. Sexuelles.
Tout commence par l’histoire surréaliste de cette femme au ruban, un simple ruban qui lui entoure le cou, un secret, son secret, sa part à elle d’intime qu’elle ne veut pas laisser à d’autre.
Dans Le point du mari, une femme épouse un homme…et elle aurait pu trouver pire. Elle lui donne un fils, elle lui accorde tous les plaisirs sexuels qu’il désire, tous les fantasmes. Elle lui donne tout, sauf ce ruban qui finit par obséder le mari. Ce mari prêt à recoudre le vagin de sa femme après une épisiotomie pour son propre plaisir. Mais la femme l’accepte, car elle l’aime.
Entre deux, elle raconte des histoires, des contes cruels et authentiques où la princesse ne finit pas avec le prince. Son corps exulte, ses histoires grincent.
Puis son fils devient un homme aussi et comme tous les hommes, il pose des questions à propos du ruban. Carmen Maria Machado livre là un conte d’une subtilité magistrale où le féminisme embrasse le fantastique et l’horreur voilée, pour une chute qui fait mal. Un ruban, c’est tout ce qu’elle demande mais même là, l’homme refuse. Malgré l’amour et la vie derrière. Le corps, dernier secret inviolable ? Ou le secret du corps de cette femme au ruban qui voulait garder son ruban, handicap ou prodige, personne ne le saura jamais.

« Nous nous sommes déshabillés. Il a déroulé le préservatif et s’est laissé tomber sur moi. J’ai eu mal comme jamais. Il a joui, moi pas. Quand il s’est retiré, le préservatif était couvert de sang. Il l’a enlevé et l’a jeté. Tout mon corps pulsait. Nous avons dormi dans un lit trop étroit. Le lendemain, il a insisté pour me ramener en voiture à la résidence universitaire. Je me suis déshabillée dans ma chambre puis me suis enveloppée dans une serviette. Je sentais encore son odeur, nos odeurs réunies, et je voulais davantage. Je me sentais bien, comme une adulte qui fait l’amour de temps en temps, qui a une vie. La fille qui partageait ma chambre ma demandé comment ça s’était passé et m’a serré dans ses bras. »

Du corps des femmes et des hommes, il est toujours question dans Inventaire. Journal d’une apocalypse où la narratrice énumère ses expériences sexuelles et raconte son ressenti charnel. Où la virginité perdue devient une chose horrible et une note mélancolique. Où la femme rencontre à nouveau la femme, plus douce et moins auto-centrée…ou presque. Postulat inventif et glaçant, certainement la narration d’une apocalypse la plus originale jamais offert au lecteur ces dernières années, ici, le sexe devient le dernier moteur humain devant la fin des temps et une prodigieuse façon de parler de nos expériences intimes.

« Les amoncellements de neige transforment les subtilités de la nature en monticules, nous rappellent qu’il faut relativiser, qu’il y a une saison pour tout, que le temps passe et que nous aussi, un jour, nous passerons »

Puis, viennent les Mères. Deux femmes qui s’aiment et dont Carmen Maria Machado imagine l’avenir avec chaleur et lumière, empoisonné par la question de l’enfant, de la conception, de ce poids fantôme qui pèse sur la femme. Dieu merci, nous ne pouvons pas faire d’enfant. Et si en fait…si ? Qui sera cet enfant ? Les pistes se brouillent et l’écriture de l’américaine s’envole. On ne sait plus bien si la narratrice est folle ou si le monde l’a trahi mais on connaît la fin avant le début. On s’émeut devant la vie de Mara en sachant qu’elle n’existe pas, ou trop. L’histoire d’amour tourne à la déroute, le plaisir des corps féminins s’étiole et l’on reste orphelin à la fin d’une vie que Carmen n’a fait pourtant qu’effleurer.

« Je crois à un monde où l’impossible se réalise. Où l’amour surpasse la violence, la neutralise comme si elle n’avait jamais existé, ou la transforme en quelque chose de nouveau, de plus beau. Où l’amour peut l’emporter. »

Des vies effleurées, gaspillées, ce recueil en est plein.
Dans À corps perdus, une étrange maladie transforme les femmes en fantômes, spectres translucides dont on ne sait pas vraiment si elles existent encore ou non. La femme invisibilisée, la femme-objet incapable de survivre autrement que par les choses de sa vie d’hier. Cousues dans des robes, les femmes s’accrochent et c’est à nouveau l’histoire d’amour de deux d’entre elles qui capotent. Parce que l’une s’efface et l’autre reste. C’est beau, doux, subtil, formidable. À travers ce texte, la femme devient esclave de la mode et prolonge son calvaire dans Huit bouchées, où une nouvelle narratrice décide de recourir à la chirurgie bariatrique pour être aussi mince et fine que ses sœurs, fatiguée d’un monde qui la juge sur ses kilos et sur son apparence physique. Mais que reste-t-il de ce conte où les sœurs maigrissent et trouve chez elle un corps qu’elles ont laissé en pâture au Diktat de la société moderne ? Que reste-t-il de cette mère incapable de dire à sa fille qu’elle sera toujours belle malgré ses kilos et que ce n’est pas ce qu’elle veut en vérité, au fond, dans les replis de son corps où huit bouchées suffisent maintenant.

« Debout devant la casserole vide, je me suis sentie fatiguée. Fatiguée des femmes ultra-minces à l’église qui gazouillent en se touchant le bras et le disent que j’ai une belle peau, et aussi de devoir traverser les pièces en pivotant sur les hanches comme si je progressais le long d’une rangée de spectateurs au cinéma. Fatiguée de l’éclairage fade, implacable des cabines d’essayage ; fatiguée de me regarder dans le miroir, d’attraper des vêtements que je déteste, de les lever et de les tenir serrés avant de les lâcher ; fatiguée que tout soit douloureux. »

Grandiose encore cette lesbienne-clichée-gothique qui vit en dehors d’elle-même jusqu’à cette résidence d’écrivain qui semble faire rejaillir les souvenirs cruelles de son enfance où la propre découverte de son corps est devenu un Enfer refoulé loin, très loin dans sa mémoire. En résidence raconte une communauté d’artistes d’où pourrait jaillir un Frankenstein mais cette Mary Shelley-là s’appelle Lucille, ou peut-être pas. Elle aime les filles et on s’est moqué d’elle, devenue esclave et lutin dans un conte cruelle, piégé dans sa propre prison mentale.
Enfin, on peut être Pénible en soirée chez Carmen Maria Machado. Pénible parce qu’on cache les bleus de son mari ou d’un autre, parce que l’on entend des voix dissonantes dans les films érotiques et pornos pour couples que personne d’autre n’entend et qui nous rappelle des choses terribles, horribles. Dans la cassette vidéo, le corps devient un objet pour passion et pour fusion, dégueulasse et excitant, amoureux et langoureux.

« Quand vous y pensez, les histoires sont autant de gouttes de pluie qui tombent dans une mare. Chacune vient d’un nuage différent et, une fois qu’elles se rencontrent, plus moyen de les distinguer »

Mais…mais, Carmen Maria Machado atteint le sommet de son art étrange avec Particulièrement monstrueux, monument de weird fiction où horreur, science-fiction, thriller, policier, féminisme et séries télé entrent en collision sans prévenir.
Imaginez ça un peu : un texte écrit comme une série télé, séparé en douze parties comme douze saisons. Dans chaque partie, des sous-parties où chaque paragraphe est nommé par le titre de l’épisode de…New York Unité Spéciale correspondant.
Oui, vous connaissez New York Unité Spéciale, cette série d’enquêtes sur des crimes sexuels particulièrement monstrueux. Avec Benson et Stabler, la femme et l’homme, les deux policiers. Et les personnages annexes : les criminels, les procureurs, les stagiaires…
Carmen Maria Machado commence par donner le pitch de quelques enquêtes sordides puis les choses se tordent. Benson et Stabler croisent leur double maléfique et parfaits, Benson et Stabler entendent des secousses qui annoncent violence et carnages.
Benson voit des filles-aux-yeux-en-clochette qui sont des victimes de viols et d’autres atrocités et qui cherchent à la posséder. Benson tente de tuer son double.
Stabler découvre que sa femme a été enlevé par des extra-terrestres…à moins qu’elle n’ait été elle aussi violée et torturée. Stabler veut Benson mais il ne peut pas.
Et les choses empirent, avec un arrière-goût de la folie cryptique et glauque de 300 millions de Blake Butler. En moins incompréhensible et en plus retors. C’est prodigieux, scotchant, épatant. Une expérience littéraire totale où l’écriture de Machado explose et où votre pauvre cerveau de lecteur finit en compote.

« Le violeur est violé. Les violés sont des violeurs. “Certains jours, dit le médecin de la prison à un interne tandis qu’ils recousent un autre rectum déchiré, je me demande si les barreaux engendrent des monstres ou si c’est le contraire.” »

Célébrez Carmen Maria Machado. Célébrez le corps féminins libéré des contraintes masculines, apaisé par la douceur d’autres femmes.
Ce premier recueil à la fois terrifiant, doux, renversant, féministe, intelligent et subtil, ce premier recueil est un délice où le masculin se conjugue au féminin. Un tour de force littéraire, rien de moins.

Note : 10/10

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