Station Eleven

Souvenirs de Shakespeare

Nicolas Winter
Juste un mot
Published in
5 min readAug 30, 2018

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Éditions Rivages, 480 pages
Traduit par
Gerard De Cherge

Prix Arthur C.Clarke 2015

Une chaise retournée sur une étendue déserte.
La couverture du nouveau Emily St John Mandel semble vouloir donner le ton. Il semblerait en effet que la canadienne délaisse la littérature blanche pour s’aventurer sur le terrain glissant du post-apocalyptique. Edité chez Rivages et couronné par le Prix Arthur C.Clarke 2015, Station Eleven a beaucoup fait parler dans le fandom science-fictionnel…comme dans le reste de la critique. Une chose assez rare pour être mentionnée d’autant plus que l’on trouve le roman sur les étals de littérature générale et non de genres comme habituellement. A la façon d’un Cormac MacCarthy avec La Route, Emily tenterait-elle d’exfiltrer le post-apocalyptique vers de nouveaux horizons ?

Un soir comme les autres à l’Elgin Theater de Toronto. Une troupe d’acteur joue le Roi Lear sur scène. Parmi eux, une vedette, le fameux Arthur Leander, s’effondre. Terrassé par une crise cardiaque, le comédien échappe de peu à la fin du monde. Quelques semaines plus tard, la grippe de Géorgie balaie la civilisation humaine et ramène l’homme à l’an zéro. Bien décidés à conserver des bribes de la culture passée, des hommes et des femmes forment une troupe appelée la Symphonie Itinérante qui parcourt la région du Lac Michigan. Jouant du Shakespeare et du Beethoven, ces artistes ambulants d’une ère nouvelle souffle sur les braises d’une humanité qui n’en finit pas de mourir. Il faut chanter, jouer, déclamer, se souvenir.
Parce que survivre ne suffit pas.

Survivre ne suffit pas.
Voilà le leitmotiv de ce roman, étrange et conventionnel à la fois.
Station Eleven raconte la fin d’un monde. Le monde des hommes d’abord, celui d’une civilisation moderne qui disparaît en quelques semaines à peine, sans avoir le temps de se rendre réellement compte de ce qu’il se passe.
Et le monde d’Arthur. Comédien flamboyant aux histoires d’amour qui finissent mal.
La canadienne tente tout du long de faire correspondre ces deux plans de narrations. Comment mieux définir la fin du monde qu’à travers le prisme intimiste ?
Comme une araignée, Emily tisse une toile de plus en plus vaste autour du personnage d’Arthur, permettant non seulement de mieux connaître l’homme derrière le rôle, mais aussi de se familiariser avec son entourage. Dans celui-ci, quelques-uns survivront et deviendront le point d’ancrage du lecteur dans un univers futur franchement inquiétant.

En utilisant les codes du roman post-apocalyptique (La description éclatée de la fin du monde entre divers personnages fait penser à World War Z dans sa première partie), Emily St John Mandel trouve une originalité tranchante pour un roman de littérature blanche déguisée. Station Eleven ne renie jamais ses racines et nous plonge pour moitié dans l’histoire d’un homme : Arthur Leander. L’auteure passe un temps inattendu dans le monde d’avant, à la fois pour illustrer ce que l’humanité a perdu, mais également pour ancrer les personnages qu’elle développe dans le futur apocalyptique qu’elle imagine. Cette astuce narrative s’avère d’une redoutable efficacité, d’autant plus redoutable que la canadienne maîtrise à la perfection le récit intimiste et transforme le ballet amoureux de la vie d’Arthur Leander en une fresque humaine touchante en diable. Fustigeant la célébrité et ses travers, Station Eleven nous montre que devenir une star peut lentement détruire la vie intime. Paparazzis, journaux à scandale, tromperies, rêves de gloire, nostalgie du passé…tout se mêle dans la vie d’Arthur. Avec sa mort, un monde prend également fin, celui qu’il a tissé en rencontrant ses épouses successives, en ayant des amis et des enfants. Voilà une vie ramenée au néant dont le souvenir se transmettra non pas par le papier mais par les hommes, par ceux qui se souviennent encore d’Arthur.

Et si Station Eleven, avant d’être un roman post-apocalyptique, était un roman sur le souvenir ? Ce qui traverse constamment le récit, c’est la transmission du savoir. La Symphonie Itinérante tente avec l’énergie du désespoir de faire revivre Shakespeare ou Beethoven, Clark entretient les choses du passé dans son musée de bric et de broc, Kirsten collectionne les articles sur Arthur Leander…Le passé n’est pas mort, ce sont les hommes et les femmes qui se souviennent, qui transmettent. C’est dans le cœur que survit la mémoire. Est-ce à dire que la célébrité est éphémère si l’on ne touche personne de façon intime ? Surement. Qui survivra à l’apocalypse dans la mémoire collective ? Nos proches, nos amours, nos passions. Des images parfois fugaces chargées d’une portée émotionnelle certaine, comme un comédien mort sur scène au milieu d’un tourbillon de neige artificielle (Emily excelle à représenter ce genre d’instants marquants).

Mais au-delà de cet aspect, Station Eleven est aussi un roman post-apocalyptique (quand même). Avec une économie de mots et de scènes chocs — la terreur se niche souvent dans le non-dit chez Emily St John Mandel — le livre parvient à recréer un futur crédible où tout a disparu, où l’homme est revenu au Moyen-Age et où le monde est devenu un endroit dangereux. Forcément, la résurgence des maux d’antan s’accompagne d’une résurgence du mysticisme. Les sectes s’approprient les faibles d’esprits, détruisent un peu plus ceux qui restent. Elles semblent fleurir aux endroits les plus improbables. Emily St John Mandel tente alors de réfléchir sur l’impact de notre culture. En quoi ce qui nous entoure et ce que l’on nous apporte peut nous définir ? Une mauvaise lecture peut-elle détruire ? C’est ainsi qu’il est drôle de voir la canadienne établir un parallèle entre la Bible et une bande-dessinée de science-fiction, la fameuse Station Eleven. Cette dernière s’avère être le véritable mystère qui parcourt le roman du début à la fin. D’où vient cette BD en deux exemplaires ? Comment Kirsten l’a-t-elle trouvé ? Que peut-elle bien signifier ? Peut-être n’est-ce là qu’un souvenir froissé du passé, celui d’un père qui n’a pas su aimer comme il faut. Station Eleven recèle beaucoup plus de subtilités narratives que bien des romans de science-fiction traditionnelle, certainement parce qu’Emily St John Mandel s’attache pour moitié au passé, à des personnages communs et à leur petite vie banale (ou presque). Station Eleven fait froid dans le dos mais redonne aussi de l’espoir de façon totalement inattendue. « Survivre ne suffit pas » est-il écrit sur une des caravanes de la Symphonie, mais d’un autre côté Shakespeare non plus. C’est l’humanité qui compte, avant tout.

Cette magnifique surprise signée Emily St John Mandel conjugue avec brio les qualités d’un récit de littérature générale et celles d’une histoire science-fictive. En replaçant l’homme au centre, la canadienne a tout compris. Pour comprendre les cendres du nouveau monde, il faut aller fouiller loin dans son passé. Décrire ne suffit pas, Il faut comprendre et émouvoir. Station Eleven touche et marque, et cela suffit amplement.

Note : 9.5/10

Existe aussi en version poche chez Rivages Poche :

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