Sœurs dans la guerre

Défier l’Autorité

Nicolas Winter
Juste un mot
Published in
5 min readOct 31, 2021

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Elle s’appelle Sœur.
Et c’est tout ce que vous saurez de son identité véritable. Ou presque.
Sœur vit dans un monde qui a fait naufrage, plus précisément, dans un Royaume-Uni qui a périclité face au changement climatique et au désastre économique.
Sœur vit d’abord à Rith, une ville-enclave où les citoyens Officiels survivent sous les ordres de l’Autorité. Ceux qui choisissent de vivre en dehors sont rayés des listes, leurs noms oubliés, leurs existences effacées.
Dans ce nouvel ordre quasi-totalitaire, le Royaume-Uni est un pays sous perfusion qui reçoit des conserves au goût amer des États-Unis, qui place ses criminels dans de redoutables camps de détention dont on ne ressort pas et qui livrent une guerre qui n’en finit pas à l’étranger.
À Rith, la vie est dure. Très dure. Même le fait d’avoir des enfants est rigoureusement contrôlé et c’est justement après la pose forcée d’un stérilet que Sœur prend une décision définitive et radicale : quitter Andrew, son mari qu’elle a vu s’éloigner pour devenir un fervent serviteur de l’Autorité, pour rejoindre une communauté quasi-mythique, celle des Sœurs de Carhullan !

« Ce fut un coup dur pour nos aînés. Si leurs parents avaient traversé des crises et des guerres, eux n’avaient connu que la stabilité, le confort matériel et la profusion des biens de consommation. Pour eux, c’était de la folie pure de devoir abandonner leurs foyers, de se nourrir de conserves au lieu des produits frais du commerce mondialisé et d’apprendre que la Grande-Bretagne n’était guère plus qu’une colonie sous perfusion. »

Dans le nouveau roman de l’anglaise Sarah Hall, il est donc question d’un effondrement, à la fois sur le plan économique et social, mais aussi d’une renaissance, celle d’une femme qui vit dans une société en lambeaux qui tape sur les faibles et, bien évidemment, sur les femmes. Embarquée sur les routes et perdue en plein cœur de la Région des Lacs, notre narratrice va découvrir à la fois une toute nouvelle société matriarcale mais aussi, et surtout, la dureté de l’existence quand on doit lutter chaque jour pour survivre.
Sœurs dans la guerre se veut une déposition de prisonnière, une prisonnière qui fait bien davantage que se confesser mais qui témoigne de sa vie, de ses blessures, de son époque et, finalement, de sa révolte. Sœur n’est pas le prototype de l’héroïne combattante, mais une femme lambda qui n’en peut plus et décide, envers et contre tous, de trouver autre chose.
Elle arrive à la ferme isolée de Carhullan où une soixantaine de femmes venues d’un peu partout ont décidé de fonder une communauté d’où l’homme serait exclu, cet homme si puissant qui les a écrasées, battues, violées, rabaissées. À sa tête, une idéaliste, Jackie Nixon, une matriarche qui souhaite autre chose qu’une société étouffante et oppressante. Pourtant, dès son arrivée, Sœur est enfermée, éprouvée dans sa chair et dans son âme. C’est à ce prix que l’on entre à Carhullan, c’est à ce prix que l’on devient une Sœur.

Sarah Hall est maligne. Non seulement elle dresse un portrait de femme(s) mais, en plus, elle s’interroge sur ce qu’il en coûte de pousser la logique féministe jusqu’à son terme, de bannir tous les hommes, de s’en servir comme d’objets sexuels, de s’entraîner à être brutal, impitoyable. Sœurs dans la guerre est avant tout un roman sur une autre voie, sur la découverte d’une tentative d’utopie qui, comme toutes les utopies, a ses failles. Dès le départ, Jackie Nixon prévient : « Je n’ai qu’à poser la main sur elles pour qu’elles n’aient plus qu’une envie, me lécher. Je ne peux même pas les regarder. ». Dans le monde selon Jackie, le processus de l’idéalisation est inévitable. Et cette idéalisation va servir les objectifs de Jackie, des objectifs nourris par la rancœur, par la peur, par l’envie de justice.
Car c’est de justice dont il est question, pour ces femmes souvent battues, violées, malmenées, ces femmes blessées dans leur chair. Seulement voilà, où s’arrête la recherche d’un monde juste ? Quelles sont les limites et comment rester dans le droit chemin quand on doit renverser un ennemi brutal et impitoyable ? Sur la corde raide, la confession de Sœur nous prend aux tripes, sans effusion, sans grandiloquence, elle montre la terrible condition qui mène la femme à surpasser le régime imposé par l’homme. Au prix d’un entraînement qui fait mal, qui détruit l’émotion et la beauté. Que deviendrons alors les Sœurs ? Seront-elles meilleures que les hommes qu’elles veulent renverser ?

« Là-bas en bas, les femmes étaient traitées comme de pauvres connes. Des citoyennes de seconde classe et des objets sexuels. Elles étaient sous-payées et dévalorisées. Crois-moi, je sais ce que c’est de s’entendre dire qu’on ne fait pas l’affaire pour un boulot. Cinquante pour cent de la population féminine mondiale se faisaient violer, et les autres, les fanatiques les recouvraient de noir. On débattait tous de la façon dont la femme devait s’habiller et se pomponner, pas de ses droits élémentaires. Et dans ce pays, les femmes se sont traitées tout aussi lamentablement entre elles. Se battant comme chiens et chats. Se disputant les hommes. Réservant le même sort à leurs filles. Aucune solidarité. Aucun respect. Aucune grâce, si tu veux appeler ça comme ça. »

Roman de révolte, Sœurs dans la guerre consacre la beauté de l’amitié et de l’amour, de l’entraide et, disons-le carrément, de la sororité. Elle n’est pas idéale cette sororité, elle reste parsemée de jalousie et de mesquinerie, mais elle vaut mieux souvent que les vies d’antan rassemblées à Carhullan.
La lente prise de conscience de Sœur quant à ses propres possibilités et ses propres forces enfouies sert de moteur à l’intrigue de ce roman qui constate le caractère intemporel de la lutte mais sait rester lucide quand à ce qu’il en coûte. Avec son héroïne, Sarah Hall touche au sublime, dans la droite lignée d’une certaine Servante Écarlate. Reste alors les idées et celle en particulier, d’une résistance à l’Autorité, à la possibilité d’attaquer plutôt que d’attendre le marteau, et c’est aussi en cela que le roman marque, dans cette envie de vivre ailleurs, autrement et sans se laisser dicter ses choix.

Chronique d’un après, Sœurs dans la guerre utilise la science-fiction pour dépeindre la cause féminine avec nuance et justesse tout en dressant le portrait d’une femme meurtrie qui se révolte pour les siens. Sarah Hall livre là un roman fort et terrifiant avec une lueur d’espoir en son sein : celle d‘un amour pour une cause et un avenir meilleur, pour tous.

Note : 9/10

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