Teixcalaan, volume 1 : Un souvenir nommé empire

Une barbare dans la Cité

Nicolas Winter
Juste un mot
Published in
6 min readFeb 9, 2021

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Éditions J’Ai Lu, Collection Nouveaux Millénaires, 496 pages
Traduit par
Gilles Goullet

C’est après de longues études en histoire arménienne et byzantine que l’américaine Arkady Martine (de son vrai nom AnnaLinden Weller) décide d’écrire une saga de science-fiction. Version fictionnelle de sa dissertation de fin d’études autour de lettres de diplomates byzantins, Un souvenir nommé empire troque les oripeaux historiques pour une façade science-fictive assumée dans l’univers de Teixcalaan, un empire galactique colossal qui rayonne sur une foultitudes de peuples.
Couronné en 2020 par le prix Hugo et largement acclamé par la critique américaine, Un souvenir nommé empire débarque aujourd’hui en France dans la collection Nouveaux Millénaires des éditions J’Ai Lu.
Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’Arkady Martine risque bien de faire parler d’elle…

« La poésie s’adresse aux désespérés, et aux gens ayant assez vécu pour avoir quelque chose à dire. »

Un empire poético-guerrier

Un souvenir nommé empire nous emmène dans le sillage de Mahit Dzmare, nouvelle ambassadrice de Lsel (une station spatiale indépendante de 30.000 âmes) auprès de l’Empereur Six Direction de l’empire Teixcalaanli.
Son prédécesseur, Yksandr Aghavn, est décédé dans des circonstances particulièrement étranges… en lesquelles Mahit ne croit guère.
En effet, elle découvre dans la Cité, planète-ville et capitale de l’empire, que les luttes politiques vont bon train. L’Empereur Six Direction se fait vieux et le triumvirat qui doit lui succéder ne semble guère à la hauteur, surtout face à l’ambition dévorante du général Un Eclair.
Pour l’aider dans sa mission, Mahit devrait pouvoir compter sur sa machine-imago, une technologie neuronale qui permet de greffer les souvenirs de son prédécesseur et de fusionner sa mémoire avec celle du nouvel arrivant.
Problème, Mahit ne dispose que d’une version obsolète de Yksandr et celle-ci se met en plus à dysfonctionner. Dès lors, sur qui compter dans un monde totalement étranger qu’elle n’a parcouru que dans les livres et les films ?
Trois Posidonie, sa chargée de liaison culturelle ? Douze Azalée, membre du ministère de l’information ? Ou la redoutable politicienne Dix-Neuf Herminette ?
Plongé quasi-immédiatement dans le grand bain, le lecteur découvre avec Mahit, notre narratrice, la gigantesque ville-monde appelée la Cité.
Cœur d’un empire galactique à la croisée des civilisations aztèques et grecques, Teixcalaanli nous apparaît avec toute la splendeur qu‘il se doit. Arkady Martine fait ici un pari audacieux, celui de concentrer l’action de son récit exclusivement sur cette Cité et d’exclure quasiment toute autre considération (si l’on oublie deux-trois interludes de quelques pages sur Lsel).
Ce qui étonne le lecteur en premier lieu, ce sont les noms farfelues des Texcalaanlizlim qui fusionnent à chaque fois un nombre et un qualificatif : Trois Posidonie, Un Eclair, Six Hélicoptères, Huit Boucles… un procédé dangereux qui flirte allègrement avec le ridicule mais qui renforce l’impression d’étrangeté ressentie par Mahit (et donc par le lecteur).
L’exotisme ne se limite d’ailleurs pas aux noms des personnages mais également à leur pratique quotidienne de la poésie qui devient ici une forme d’information, un art et même une arme.
Mais que cache cette civilisation éprise de poésie derrière le lustre de ses cérémonies et de ses convenances ?

« De nouveau, les immensités de l’espace : le néant et les minuscules points brillants des étoiles. Ne tenez pas compte de la carte, oubliez-la. Aucune carte ne convient à ce qui s’est passé ici, le portail d’Anhamemat dans le secteur spatial de la station Lsel. Autour de la discontinuité qui marque l’existence du portail de saut — cette petite étendue invisible, l’endroit impénétrable aux regards comme aux instruments -, on trouve des épaves. Certains vaisseaux ont péri là, leurs pilotes aussi. Certains vaisseaux ont été tués là. »

Une coquille vide

Une fois que l’on a posé le pied sur la Cité et cerné les enjeux principaux — trouver le responsable du meurtre d’Yksandr et mettre Lsel à l’abri des prédations de l’empire — , le roman tourne à vide ou presque.
Derrière cette intéressante façade de civilisation néo-aztèque, Arkady Martine ne creuse rien et se contente de nous rejouer une intrigue politico-politique à la Game of Thrones version SF.
Les similitudes avec l’œuvre de Martin sont d’ailleurs troublantes : un personnage d’une lointaine contrée (Mahit de Lsel/Ned Stark de Winterfell) est appelé à venir séjourner à la capitale (la Cité/Port-Réal) au service d’un roi/empereur menacé (Six Direction/Robert Barathéon) pour remplacer un prédécesseur assassiné (Yksandr/Jon Arryn) et doit négocier avec un allié fourbe (Dix-Neuf Herminette/Littlefinger). Le tout dans un contexte de guerre civile pour la succession sur le trône et d’une menace périphérique incompréhensible (les aliens /Les marcheurs blancs).
Autant dire que tout cela sent (beaucoup) le réchauffé.
Mais le pire ici n’est pas l’impression de déjà-vu mais bien la lenteur du récit qui se traîne de façon incompréhensible perdu entre les tergiversations et atermoiements de Mahit et un didactisme étouffant où Martine répète et répète et répète au lecteur les enjeux et les révélations (qui se comptent sur les doigts d’une main). Pire encore, certaines péripéties semblent carrément se produire pour rallonger la sauce : quel besoin de tenter d’assassiner une seconde fois Mahit après avoir tenté de l’empoisonner une première fois ?
L’immense problème d’Un souvenir nommé empire, c’est que le récit s’enlise régulièrement pour rabâcher les mêmes choses, notamment sur la terrible absence d’Yksandr et les difficultés de Mahit à faire sans lui…
Sur les 500 pages du récit, au moins 200 auraient pu être évitées facilement , affutant d’autant l’histoire finale.
Car sans être mauvaise, l’aventure de Mahit laisse dubitatif à la fois par sa lenteur, ses incohérences (l’empire déteste les machines neurales mais possède des légions de guerriers Ensoleillés contrôlés par une IA toute-puissante régnant sur la Cité, logique) et par son incapacité à provoquer l’ébahissement auprès du lecteur. Les révélations n’ont jamais l’impact espéré et, surtout, on finit par prévoir les réactions des personnages, du triangle amoureux au sacrifice final.

« Engendrer un enfant avec son propre corps plutôt qu’à l’aide d’un utérus artificiel était une débauche de ressources que la station ne pouvait tout simplement pas de permettre : des femmes mouraient de cette manière ou détruisaient soit leur métabolisme soit leur plancher pelvien, alors qu’elle étaient des personnes capables de travailler. Mahit avait reçu son implant contraceptif à neuf ans. Quand elle avait appris que, parfois, des Teixcalaanlitzlim portaient leurs propres enfants à l’intérieur de leur corps, cela lui avait fait le même effet que l’eau se répandant d’un de ces bols de fleurs dans le restaurant sur Place Centre Neuf. Elle trouvait à la fois choquant et fascinant qu’on puisse avoir autant à gaspiller en toute décontraction. »

Un souvenir nommé regret

Surtout, Un souvenir nommé empire déçoit par sa superficialité.
Si le but premier d’Arkady Martine était de plonger dans les méandres de la diplomatie en terres étrangères (un thème déjà largement exploité ailleurs de façon plus convaincante), elle loupe presque totalement les thèmes porteurs de son récit à commencer justement par le rôle du souvenir et de la mémoire qu’elle ne fait qu’effleurer. L’impact de la machine-imago et l’importance de la mémoire dans la construction d’un être n’est ici abordée que de façon purement politique et davantage comme un outil que comme un fin.
Idem pour le clonage, évoqué en passant, jamais exploré.
La poésie, seule fantaisie clairement mise en valeur par le roman, ne peut sauver le reste d’une histoire molle et paresseuse qui traîne des personnages pourtant intéressants et complexes, notamment Trois Posidonie et Douze Azalée, dans un univers qui semble, paradoxalement, étriqué.
Car c’est certainement le plus surprenant mais le choix audacieux de situer l’action entièrement sur la Cité finit par se retourner contre son autrice. Jamais le lecteur n’a l’impression de contempler un vaste empire galactique, cloîtré sur une planète-ville où tout se ressemble et où l’on cause à peine d’une station spatiale, d’un peuple quadrupède extra-terrestre et d’une planète rebelle du nom d’Odile. Et ce ne sont pas les sempiternelles tirades des personnages sur la grandeur de l’empire qui change quelque chose à ce fait malheureux. Il faut montrer et non épeler.

Comment décrire au mieux ce premier roman de science-fiction lent, bavard et creux ? Un pétard mouillé. Voilà certainement le meilleur terme pour désigner cette aventure spatiale déguisée en planet-opera mâtinée de policier qui gaspille ses meilleures idées sur l’autel d’un didactisme fatiguant.
Définitivement, le prix Hugo n’est plus ce qu’il était…

Note : 4 /10

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