Le Livre des Martyrs, Tome 1 : les Jardins de la Lune

Les Brûleurs de Pont entrent en scène

Nicolas Winter
Juste un mot
Published in
6 min readJan 27, 2018

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Tor Books, 666 pages
Éditions LEHA, 512 pages,
traduit par Emmanuel Chastellière

Critique rédigée à partir de la lecture de la version originale

→ Interview de Steven Erikson

Sur Genabackis, la guerre bat son plein. Devant l’immense ville de Pale, les soldats de la seconde armée Malazéenne n’en finissent plus de tenir le siège. Alors qu’ils sont en grande supériorité numérique et menés par un officier de talent en la personne du High Fist Dujek Onearm, les troupes de l’Empire ne peuvent avancer face à la forteresse volante alliée à Pale, Moon’s Spawn et son seigneur légendaire, Anomander Rake. Pendant ce temps, la fameuse escouade des Bridgeburners, menée par le non-moins fameux sergent WhiskeyJack, tente de saper les fondations des remparts de la ville. Mais lorsque l’affrontement éclate et que Pale finit par tomber, ce sont les Bridgeburners qui en payent le prix fort, tout comme la magicienne Tattersail.
Épuisés et étrillés, les troupes de la seconde armée laissent un vent de révolte parcourir leurs rangs à l’encontre de l’impératrice Laseen. C’est dans ce contexte que l’adjoint Lorn et le noble Ganoes Paran arrivent, la première pour mener une quête mystérieuse dans le but de vaincre les adversaires de l’hégémonie malazéenne sur Genabackis, le second pour prendre la tête des Bridgeburners et partir en mission derrière les lignes ennemies dans la plus grande cité du continent : le joyau Darujhistan. Mais dans l’immense ville, dieux, sorciers, démons et hommes vont s’entrechoquer pour changer le cours de l’histoire.

Il existe peu d’écrivains fantasy dont le nom a, au fil du temps, dépassé les limites du genre grâce à leurs talents de conteurs, d’écriture et de faiseurs de mondes. On pensera forcément à J.R.R Tolkien ou encore plus récemment à George R.R. Martin ou Glen Cook. Mais dans le petit milieu de la fantasy, le nom de Steven Erikson circule depuis un petit moment comme étant l’un de ces grands maîtres. Déjà publié en France sous la bannière de Calmann-Levy, le premier tome de sa décalogie n’a malheureusement pas rencontré le succès suffisant pour aller au-delà de la traduction française du deuxième volume. Connu sous le nom de Malazan Book of The Fallen, cette immense saga compte dix ouvrages comprenant chacun entre 600 et 1200 pages. Conçu en collaboration avec l’un de ses amis, Ian C. Esslemont (qui a d’ailleurs écrit plusieurs romans dans le même monde), le monde malazéen n’a pourtant rien à envier à ses illustres aînés. C’est pourquoi les éditions LEHA reprennent aujourd’hui le flambeau et (re)traduisent ce premier opus avec l’aide d’Emmanuel Chastellière. Voici donc l’heure du jugement pour ce premier volume intitulé Gardens of The Moon/Les Jardins de la Lune.

Contrairement aux idées classiquement retenues, non, Les Jardins de la Lune n’est pas un roman difficile à suivre. Certes, Erikson aime faire des ellipses, des allers-retours entre ses protagonistes et ne pas raconter chronologiquement les choses, mais le lecteur attentif n’aura que peu de mal à suivre. Ce qui frappe d’abord, c’est l’énorme richesse du vocabulaire d’Erikson qui écrit à la fois quelque chose de très fluide mais aussi de très précis. Les descriptions ne s’étendent pas outre-mesure, et l’auteur sait très bien doser action/dialogues et background. De même, le lecteur se trouve plongé dans un monde qui pourrait être décrit comme un anti-Martin universe dans le sens où dans l’univers Malazéen, la magie, les dieux et toutes les choses surnaturelles sont choses courantes.

C’est là plutôt que se situera la difficulté pour le nouveau venu. Foisonnant de curiosités, de divinités (organisées en « maisons ») et de magie, Les Jardins de la Lune fait la part belle aux éléments imaginaires. Pour le mieux. Erikson semble avoir mûrement réfléchi son background et impressionne dès les premières pages, ne cessant d’étonner par la suite. On découvre d’abord différentes races, des insectoïdes Moranth aux mystérieux Tiste Andii, en passant par les imposants Barghasts. Et rapidement viennent les Dieux, individus qui ne se contentent pas d’exister mais participent à l’histoire, la façonnent et se permettent toutes les ruses. Rapidement, la présence de ces créatures immensément puissantes (mais pas invincibles, ce qui fait tout le sel de la chose) rend le récit palpitant et passionnant. Erikson a un don certain pour façonner des figures qui passionnent. C’est certainement làle plus gros point fort des Jardins de la Lune

Comptant une pléiade de personnages tous plus charismatiques les uns que les autres, Les Jardins de la Lune offre surtout une profondeur à chacun. Le plus formidable et le plus mémorable restera bien entendu le Tiste Andii colossal, Anomander Rake, et son épée magique, Dragnipur (dont la présentation de son « pouvoir » relève du total génie). Toute l’équipe des Bridgeburners s’avère épatante au possible, entre Quick Ben magicien au lourd passif, Kalam, ancien Claw (sorte de chasseurs de sorciers pour le compte de l’empereur), ou encore l’excellent sergent Whiskeyjack, tous passionnent réellement. On pourra dire la même chose de tous les autres nombreux individus qui parcourent le récit, Erikson a une capacité quasi-surnaturelle à bâtir des personnalités fortes et intrigantes.

Mais pas que. L’autre grand point fort, c’est sa maîtrise du récit, réglé comme du papier à musique et qui monte crescendo une fois l’ouverture magistrale du siège de Pale passée. Le tout finit en confrontation générale du meilleur effet avec quelques morceaux d’anthologies (le face-à-face entre Anomander Rake et un immense démon au cœur de Darujhistan, la bataille entre les cinq dragons et le Tyrant Jaghut…) et les moments où les personnages se penchent sur le passé de leur monde s’avèrent encore plus réussis. Grâce au background très étudié et finalement ultra-convaincant élaboré par Erikson. Quelque chose d’extrêmement vaste qu’on ne fait qu’entrevoir et qui reste stupéfiant. De même, le système de magie par les Warrens s’affirme comme une magnifique trouvaille de par les possibilités qu’il ouvre mais aussi par les images qu’ils suscitent dans le bouquin. Étroitement lié aux Dieux, nombreux et avec des liens complexes, l’addition des deux régale et la large description de la Maison Shadow (Rope et Shadowtrone, excellents) ajoute un plus indéniable à l’aventure.

Bien entendu, comme tout premier roman, Les Jardins de la Lune n’est pas parfait et Erikson manque encore d’émotion dans son écriture, on a du mal à s’attacher aux personnages à ce niveau puisque parfois le récit se fait trop froid et trop distant. Une erreur mineure et nullement rédhibitoire pour l’ensemble du récit. De fait, Erikson a encore près de neuf romans pour s’améliorer. En l’état, il manque encore dans cette critique bien des choses comme toute la partie avec Caladan Brood qui laisse entrevoir une foule de bonnes choses, où la multiplicité des retournements de situations qui ne cessent de garder le lecteur en haleine. Mais concentrons-nous simplement pour finir sur la conclusion de l’aventure qui laisse un goût d’inachevée, à raison d’ailleurs puisque le reste de l’épopée prend place dans les deux opus suivants.

Premier roman de haute volée, souffrant certes de mineurs problèmes de jeunesse, Les Jardins de la Lune attire l’attention sur un auteur trop ignoré sous nos latitudes en la personne de Steven Erikson. Si l’étendue de son imagination n’est qu’entrevue ici, nul doute qu’il tarde aux lecteurs fermant la dernière page de ce roman de poser la main sur ses suites, Deadhouse Gates et Memories of Ice. Une magnifique découverte.

Note : 8.5/10

→ Interview de Steven Erikson

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