Tous les noms qu’ils donnaient à Dieu

Les Mille et Une portes de l’existence

Nicolas Winter
Published in
6 min readApr 10, 2021

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Éditions Albin Michel, Collection Terres D’Amérique, 272 pages
Traduit par
Hélène Fournier

Après la traduction de Friday Black de Nana Kwame Adjei-Brenyah, la collection Terres d’Amérique poursuit sa publication de recueil de nouvelles aux confins de l’imaginaire et de la littérature générale avec Tous les noms qu’ils donnaient à Dieu de l’américaine Anjali Sachdeva.
Premier ouvrage de l’autrice, très remarqué outre-Atlantique et couronné par le Chautauqua Prize, Tous les noms qu’ils donnaient à Dieu réunit neuf textes courts qui ont tous en commun de ne pas tenir dans les cases étriquées de la littérature générale…

Dans la solitude de l’être

Pourtant, les choses commencent de façon assez banale avec le premier texte : Le monde la nuit. Dane celui-ci, Sadie, une jeune fille albinos hypersensible à la lumière, vit dans un coin reculé des États-Unis avec son mari, Zachary. Contrairement aux autres, Zachary n’a pas été effrayé par la peau blanche de Sadie mais terriblement fasciné. Malheureusement, les temps sont durs et Zachary doit quitter le domicile pour chercher du travail et de l’argent ailleurs.
Commence alors la longue attente de Sadie, seule et isolée de tout. Pour tromper l’ennui et le désespoir qui l’accable, elle s’aventure à l’extérieur et découvre une grotte. Un soir plus noir que les autres, elle décide de s’y aventurer comme dans un lieu de culte, avec un mélange de fascination et de révérence. C’est avec délicatesse qu’Anjali Sachdeva commence ce recueil, en ouvrant son monde sur une histoire d’amour ambiguë, entre un homme dont on comprend mal les sentiments et une femme malheureuse et tenue à l’écart par sa couleur de peau. En plus de l’ambiance désertique qui pèse sur cette histoire cruelle, l’autrice glisse une référence fantastique avec cette grotte presque mystique où l’on croit voir des ombres et entendre des rires. Où Sadie, déjà dans l’ombre, semble retrouver les siens au fond du gouffre.

« De grosses masses nuageuses d’un noir bleuté s’accumulent au-dessus de la prairie, et des éclairs fissurent l’horizon tandis que le vent agite ses cheveux. C’est dans ces moments-là que le monde a l’air le plus vivant, comme si elle n’était qu’un moustique sur la peau d’une grosses bête. »

Le fantastique s’invite

Cette ambiance surréaliste, presque fantastique, se retrouvera dans beaucoup des textes du recueil. Le suivant, Poumons de verre, commence également comme un pur texte de littérature générale avec Henrick Van Jorgen, un danois émigré à New-York, qui vit avec sa fille, Effie, dont la mère est morte en couches. En travaillant dans une aciérie et suite à une expérience malheureuse pour mélanger fibres de verre et métal, le voilà brûlé au troisième degré dans le dos et les poumons remplis de particules de verre.
Dès lors, Henrick devient une charge pour sa fille, handicapé du souffle, incapable de dire plus de trois mots sans risquer sa vie. Outre l’allure fantastique de ce châtiment, c’est la suite de l’histoire qui prend une tournure encore plus inattendue avec une expédition en Égypte et la recherche d’un tombeau oublié. Encore une fois, Anjali Sachdeva dresse des portraits humains sensibles et poignants, entre un père et une fille, entre un homme diminué et son fantôme passé. Sous les rayons du soleil Égyptien, l’aventure devient mythique, quasi-surréelle, entre l’intime d’hommes et de femmes en quête du passé et l’épique d’une quête d’un tombeau royal et prestigieux.
Peu à peu, cette thématique de l’homme face à l’inconnu se fait plus prégnante, plus acérée. On la retrouve dans Logging Lake et son couple de randonneurs atypiques, avec Robert qui vient de rompre avec Linda et Terri, une femme mystérieuse et bordélique qui transpire le mystique dès la première nuit. On retrouve encore ici cette cruauté du destin, ce châtiment qui frappe au hasard et qui enlève Terri à Robert pour le jeter dans les bras d’une Linda qui trouve un regain d’amour pour son ex suite à ce drame pourvoyeur de mystère, de secret. Comme si, au fond, l’inconnu donnait de l’intérêt au quotidien.

« Cela fait des siècles que l’ange a commencé à travailler avec les humains, et cette proximité a suscité chez elle de la curiosité, si ce n’est de l’admiration.
Il existe tellement d’histoires cousues entre elles, tellement de journées oubliées, enveloppées de chair et d’os. En cherchant bien, on peut déterrer pratiquement n’importe quoi. C’est ça, le rôle d’une muse — passer les souvenirs au crible, extraire ceux qui ont de la valeur et les faire remonter à la surface, où ils pourront briller. »

Rencontre(s) avec Dieu

Les drames de la vie, les jugements étranges d’un Dieu imprévisible parsèment les textes d’Anjali Sachdeva, que ce soit durant l’écriture d’un poème épique par John dans Tueur de Rois ou avec les morts à répétitions endurées par Del dans Les Pléiades.
Dans Tueur de Rois, le fantastique se dévoile frontalement avec l’aide d’un ange auprès de John, pamphlétaire aveugle accusé de régicide et qui cherche à secouer le peuple. Mais que se passe-t-il quand le pamphlétaire acquiert une portée divine ? Que se passe-t-il quand l’ange elle-même doute de la probité de son maître ? Texte d’une immense beauté et d’une intelligence redoutable, Tueur de Rois trouve son écho dans Les Pléiades, où sept jumelles créées par le miracle de la génétique, se mettent à dépérir et mourir chacune leur tour sans avoir pu vivre pleinement. Del, la dernière survivante, croise la route de Troy qui l’emmène jusqu’au bout, délaissant la colère divine pour le contact humain. L’américaine, qui dit avoir été passionnée très tôt par les textes fantasy, en profite également pour nous offrir une belle variation sur la figure mythique de la Sirène dans Robert Greenman et la Sirène où un pécheur devient obsédé par une créature qui, elle, n’a d’yeux que pour un requin pour lequel elle vide l’océan. Devant cette beauté et ce piège à double-tranchant, le lecteur pense également au texte suivant, Tout ce que vous désirez, où Gina, autre sirène en d’autres lieux et d’autres temps, est convaincue d’avoir créé puis attiré Michael dans ses filets pour l’exfiltrer de sa situation familiale.
C’est encore une fois sous le prisme de l’emprise et du fantastique qu’Anjali Sachdeva aborde l’amour et la relation amoureuse à proprement parler, une relation souvent éreintante et qui demande d’abandonner une partie de soi.

La révolte des opprimés

Quant au sens du sacrifice, il en faut à Promise et à Adike, deux jeunes filles nigérianes enlevées par des islamistes de Boko Haram, torturées, battues, violées et enfin mariées de force à Bashir et Karim. Puis un jour arrive la libération, avec un fantastique à moitié avoué, une prostituée qui apprend aux deux femmes à ensorceler/hypnotiser leurs maris pour les plier à leur volonté. Malheureusement, en passant du rôle de victime à celui de tortionnaire, que devient-on vraiment ? S’intéresse-t-on finalement à ce qui a mené le monstre à en devenir un ?
Un texte magnifique et militant qui ouvre la voie à la dernière histoire, certainement la plus inattendue et incongrue du recueil : Manus.
Virage à 180° avec cette fois un pur objet de science-fiction dans lequel notre narrateur nous décrit un monde asservi par une race extra-terrestre à la fois grotesque et impitoyable : les Maîtres, sorte de gros organismes gélatineux et zézéyant qui ont la faculté de tuer les gens par simple contact (et par l’intermédiaire d’un champignon hautement contagieux). Cette fois encore, le sacrifice et le châtiment sont là, celui d’une race toute-puissante et incompréhensible qui veut couper les mains des hommes (symbole d’autorité et de pouvoir) pour les remplacer par des appendices en métal surnommés « fourchettes » (et qui donnent un petit côté Limbo à ce récit). Mais Anjali Sachdeva veut montrer la révolte, même quand elle semble futile et inutile, la conservation de l’homme et de toutes ses parties, la fusion dans le sens le plus strict du terme. C’est étrange, effrayant, organique et décalé. Un peu comme l’ensemble de ce recueil sans cesse surprenant pour le lecteur.

Recueil atypique mais délicieux, Tous les noms qu’ils donnaient à Dieu n’a pas qu’un titre sublime et intriguant, il a aussi l’audace de briser les limites et d’aller chercher le sens de l’humain au cœur de l’injuste pour le tirer vers le mythique et le fantastique. Anjali Sachdeva n’a certainement pas fini de faire parler d’elle…

Note : 9/10

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