Un homme d’ombres

Les enquêtes de John Nyquist, Volume 1

Nicolas Winter
Juste un mot
Published in
5 min readFeb 24, 2021

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Éditions La Volte, 353 pages
Traduit par
Marie Surgers

La Volte et Jeff Noon, c’est un peu une histoire d’amour.
Après la publication de sa trilogie Vurt et du recueil Pixel Juice (sans compter trois autres romans dont Alice Automatique), l’éditeur se risque maintenant à traduire la dernière série en date de l’écrivain anglais.
Avec Un homme d’ombres, Jeff Noon s’aventure dans le monde du polar pour réécrire à sa façon inimitable les enquêtes d’un détective au bout du rouleau et hanté par la disparition de ses parents : John Nyquist.
Mais c’est aussi et surtout l’occasion d’explorer une ville extraordinaire où le temps n’est plus ce qu’il était…

« Cette ville est une dynamo […]. Elle n’arrête jamais de tourner, de fonctionner. Pour cela, Soliade a toujours besoin de plus de lumière, de chaleur, d’énergie. Mais par-dessus tout, elle a besoin de temps. Des chronologies pour toutes les occasions, tous les désirs, toutes les humeurs. Le peuple en réclame. »

Ville d’ombres et de lumières

Présenté ainsi, Un homme d’ombres n’a pas grand chose d’original.
Un détective-épave, la disparition d’une jeune fille, des luttes de pouvoir et un mystérieux assassin répondant au nom de Vif-Argent.
Déjà-vu. Ou presque…
En effet, croire que Jeff Noon livrerait une banale enquête policière à son lecteur, c’est mal connaître l’auteur de Vurt.
Principale originalité et moteur de l’histoire : l’univers.
John Nyquist évolue dans une gigantesque ville séparé en deux : au nord, Soliade, cité du jour éternel où des milliards d’ampoules, néons et autres enseignes lumineuses maintiennent un jour perpétuel, au sud, Nocturna, où le ciel consiste en un tapis d’ampoules brisées où l’on a dessiné des constellations fictives pour s’orienter tant bien que mal malgré l’obscurité.
Entre les deux, un territoire étrange et surnaturel : le Crépuscule. Ici, la brume perpétuelle cache des êtres impossibles et des créatures qu’il vaut mieux éviter. Petit à petit, le Crépuscule grignote Soliade et Nocturna et certains disent même que la ville entière serait menacée par son expansion.
En dépeignant cette gigantesque cité, Jeff Noon renvoie à la gargantuesque mégalopole de China Miéville dans The City & The City, deux villes, côte à côte et diamétralement opposées. L’ambiance est là, la plume de l’auteur aussi et le lecteur s’abandonne rapidement à ce jeu d’ombres et de lumières, imaginant cette folle construction dans notre monde réel.
D’ailleurs, Jeff Noon ne fait rien pour l’interdire puisque ses personnages y citent des endroits qui existent vraiment, de l’Angleterre à la Côte d’Azur.
Pendant ce temps, à Soliade, on vénère les divinités du Soleil, Apollon en tête tandis qu’à Nocturna, on guette le singe électrique assez courageux pour entretenir la voûte d’ampoules brisées qui surplombe la ville.
Durant son enquête, John Nyquist ira dans les deux endroits et finira même par s’aventurer dans la sinistre bande de brumes que l’on appelle Crépuscule, inconscient d’une ville obsédée par le temps.

« Dans le crépuscule j’ai erré, dans le brouillard pâle je suis tombé, je me suis égaré, je me suis égaré et je me suis trouvé. »

En retard ! Je suis en retard !

Car l’autre idée géniale de Jeff Noon pour briser les règles du polar traditionnel, c’est d’axer son univers sur le temps. Une obsession logique pour celui qui, on le sait, raffole déjà de Lewis Caroll et de son lapin blanc toujours en retard.
À Soliade et Nocturna, la chronologie que nous connaissons avec son alternance jour-nuit et son cycle de 24h n’a plus lieu. Pour le remplacer, les habitants peuvent acheter des chronologies et sauter d’un fuseau à l’autre.
Décuplez le temps en adoptant la chronologie des amoureux ou rendez le plus efficient en optant pour la chronologie d’entreprise… tout est possible mais gare à l’overdose. Car si vous abusez des différentes chronologies, la Chronostase vous guette, immobilisé à force de triturer les aiguilles et de flouer Chronos.
Cet élément donne au récit une toute autre allure, entraîne une confusion des sens et des années (sommes-nous vraiment en 1959 ?), offre au roman un sous-texte sur l’importance de notre chronologie naturelle et la façon de la détourner. On y apprend par exemple que Soliade est né d’une ville où l’on ne dormait pas et que ce surnom, loin de faire frémir, avait conduit d’habiles hommes d’affaires à prendre les choses au pied de la lettre pour augmenter les profits et la productivité.
Jeff Noon se sert de sa thématique temporelle pour complexifier son intrigue policière notamment grâce à une drogue appelé kia et qui permet de voir entre les secondes. Mais y voit-on véritablement l’avenir ou simplement une obsession inconsciente ? John Nyquist en fera l’amère expérience, perdu entre les chronologies et tentant de démêler les fils de son enquête au son du tic, tac, tic, tac de son esprit en perte de vitesse.

« Le temps attendait ce qu’apporterait l’instant suivant. »

Dans les brumes du passé

Mais ce qui impressionne ici, c’est clairement la mise en branle de ces idées, de l’enquête policière au principe temporel en passant par cette ville incroyable qui offre un terrain de jeu exceptionnel à John Nyquist et Eleanor Bale, la belle disparue au lourd passé.
Le pouvoir évocateur d’Un homme sans ombres culmine dans sa dernière partie où l’enquêteur visite le Crépuscule, une zone où l’inconscient des habitants donne naissance à des êtres inimaginables et où l’on croit véritablement tomber dans le terrier du lapin blanc.
La grande force du roman de Jeff Noon reste sa capacité à transformer le réel en quelque chose d’aussi inquiétant que fascinant, créant des scènes marquantes avec trois fois rien. Citons par exemple la rencontre avec la mère d’Eleanor dans une pièce remplie de pendules, montres et autres horloges et où la pauvre femme tente de synchroniser l’ensemble sur l’heure de la disparition de sa fille disparue.
Si l’enquête finit bel et bien par assumer sa part de fantastique dans un final grandiose où les créatures de l’esprit s’emparent du récit policier, c’est aussi l’humanité des personnages qui marque, confrontés à la perte de l’être aimé, d’une sœur oubliée au père bouffé par le remord.
Un homme d’ombres n’oublie jamais que des êtres de chairs et de cœurs hantent ses pages…et c’est certainement cela qui achève d’en faire une aventure aussi remarquable.

Explosant les limites du polar conventionnel grâce à un cadre génialement maitrisé et un jeu temporel fascinant, Jeff Noon offre au lecteur une ville inoubliable où l’ombre et la lumière semblent s’affronter à distance et où le temps lui-même semble se métamorphoser. Un homme d’ombres étonne, régale, inquiète, surprend… et l’on en redemande !

Note : 9/10

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