Un Long Voyage vers l’écriture

Une interview avec Claire Duvivier

Nicolas Winter
Juste un mot
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13 min readApr 19, 2020

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Bonjour Claire, votre premier roman, Un Long Voyage va bientôt aux éditions Aux Forges de Vulcain.
Avant d’être autrice, tu es éditrice et co-fondatrice des éditions Asphalte. Pourquoi avoir choisi cette carrière d’éditrice en premier lieu et que t’a-t-elle apporté dans l’écriture par la suite ?

J’ai choisi de travailler dans l’édition par goût pour le livre, plus encore que pour la littérature. D’ailleurs, j’ai commencé dans l’édition médicale, et je ne le regrette pas car c’était très formateur techniquement. Puis, la fiction a commencé à me manquer et j’ai tâché de m’orienter vers ce qu’on appelle l’édition littéraire, au sens large.
Je saute quelques péripéties jusqu’en 2009, où j’ai créé Asphalte avec Estelle Durand.
Nous avons sorti nos premiers titres il y a dix ans, en mai 2010. Je n’envisageais pas alors de me mettre à l’écriture, ou plutôt de m’y remettre, car comme pas mal de gens je m’y étais essayée à l’adolescence. Et d’ailleurs, les premières années, Asphalte ne me laissait pas vraiment de temps libre !

L’envie d’écrire m’est revenue il y a deux ans, et j’y ai été très encouragée par mon compagnon auquel je dois beaucoup. Il m’est difficile de déterminer précisément ce que mon expérience d’éditrice m’apporte dans l’écriture.
Peut-être une vision plus globale du texte comme mécanique narrative, une approche plus technique ?
Cela semble assez froid et impersonnel dit comme cela, mais il faut que les engrenages tournent parfaitement sous la carrosserie pour qu’un roman se déploie, et pour cela il faut mettre les mains dans le cambouis.
Réorganiser, réécrire, restructurer sans cesse, remettre en question certaines scènes, certains personnages. Mais bien des auteurs travaillent de la même façon sans pour autant avoir d’expérience éditoriale.

Claire Duvivier & Estelle Durand, co-fondatrices des éditions Asphalte | ©Olivier Roller

À ton adolescence, tu écrivais déjà des récits du même genre qu’Un Long Voyage ?
Qu’est-ce qui nourrissait ton imaginaire à l’époque et qui a fait que tu te lances, par la suite, dans l’édition de fiction(s) ?

J’écrivais beaucoup de très mauvaise fantasy, ou des récits comiques absurdes, c’était assez varié. J’imitais maladroitement ce que je lisais à l’époque : pas mal d’imaginaire, Boris Vian etc…
Au cours de mes études j’ai varié mes lectures : toujours de l’imaginaire, mais aussi de la littérature anglo-américaine, des classiques français, de la bande dessinée, des comics.
À force de lire des bonnes choses, j’ai arrêté d’en écrire des mauvaises : ouf !
Je trouvais plus de satisfaction dans la lecture et la découverte d’auteurs, d’univers différents, de styles différents. Je garde ce profil de lectrice versatile, je ne peux pas dire que je lis de tout, mais j’aime changer d’horizon et ne pas m’arrêter à un genre en particulier. Cela explique en partie comment le catalogue Asphalte s’est constitué : au gré de nos envies, sans nous soucier des étiquettes.

Quel(le)s étaient les auteurs/autrices qui t’ont le plus passionnés à cette période et pourquoi ?

En vrac et en oubliant probablement beaucoup de choses, je dirais que dans mes lectures de l’époque 2000–2010, on trouvait entre autres : des auteurs à la frontières des genres, qui m’ont fait comprendre que c’était possible : Fabrice Colin, J.G. Ballard, Christopher Priest
Des classiques de la S.F (Asimov, Herbert, DickSimmons, plus récent mais j’ai lu Hypérion à la même époque).
Des anglais qui m’ont fait rire et qui ont désacralisé les genres que je lisais : Terry Pratchett, Douglas Adams
En comics (je cite les scénaristes) : Alan Moore, Neil Gaiman, Warren Ellis… pour la richesse de leurs œuvres, pour le soin apporté à leurs structures, aux détails qui font sens.
Paul Auster, dont j’ai quasiment tout lu (de cette époque et celle qui précède en tout cas).
Des romans anglais et français du XVIIIe siècle, pour des raisons universitaires, et par goût aussi bien sûr (les seconds on les connaît, mais pour les premiers : Defoe, Fielding, Sterne…).
J’en garde un grand amour pour le picaresque !

Quelle a été l’impulsion/le déclic qui t’a fait revenir vers l’écriture ? Pourquoi se diriger vers le genre fantasy plutôt que, disons, de la S.F pure et dure ?

Il n’y a pas vraiment eu un déclic soudain. L’envie revenait de temps à autre, vague, mais elle ne suffit pas. Le facteur clef, c’est le temps. Quand je parle de temps, c’est à la fois le temps concrètement passé à écrire, mais aussi et surtout, en amont et pendant l’écriture, le temps passé à réfléchir, conceptualiser, planifier… rêvasser, d’une certaine façon ! Le premier, je l’ai dégagé en profitant de mes congés et week-ends. Le second m’est quasiment tombé dessus, quand j’ai commencé à me rendre au travail à pied, après avoir déménagé dans l’arrondissement voisin… Le moment privilégié idéal pour cogiter et retourner une intrigue dans tous les sens.
Il y a eu d’autres facteurs qui se sont heureusement conjugués, mais le principal, je pense, c’est celui-ci : le temps.
Et le soutien de mon compagnon, que j’évoquais plus haut.

« Quand tout est imaginable, le défi devient d’aboutir à une structure cohérente, signifiante, surprenante. »

Pourquoi la fantasy, j’ai du mal à trouver une réponse définitive. Je ne me suis pas dit « Je veux écrire de la fantasy ». Je voulais écrire une histoire et la seule chose qui était certaine pour moi, c’était que je ne pouvais la faire fonctionner que dans un monde imaginaire, « non mimétique » comme on jargonne parfois. L’idée n’était pas de développer ce monde (de le « construire » à la Tolkien), mais de l’utiliser pour mettre mes personnages dans les situations qui servaient mon intrigue, quand bien même ces situations ne correspondaient pas précisément voire pas du tout à notre réalité, contemporaine ou historique. Quand tout est imaginable, le défi devient d’aboutir à une structure cohérente, signifiante, surprenante.

Un Long Voyage évoque la fantasy par sa situation de départ : un jeune orphelin démuni qui va suivre un destin extraordinaire. Il se trouve juste que ce destin qu’il suit n’est pas le sien mais celui d’un autre personnage. Et cela m’a amusée de partir de cette fausse piste. Mais il y a peu de magie, et l’événement qui est imputable à la magie, dans le roman, peut également être expliqué par la science, même s’il s’agit d’une science qui s’est perdue au cours du temps… Bien sûr, cela n’en fait pas ce que tu appelles de la S.F pure et dure (je n’ai malheureusement pas du tout le bagage scientifique pour en écrire !), mais je trouve les frontières poreuses.
Cela me plaît beaucoup, cette richesse possible d’un genre (l’imaginaire « en général ») qu’on prétend parfois très codifié.

Comment a régi David Meulemans, l’éditeur des Forges de Vulcain, à la lecture de ton manuscrit ?
L’avez-vous retravaillé ensemble ?

Il a réagi très rapidement !
Quelques jours après que je lui ai envoyé le manuscrit, qui n’avait même pas encore de titre, David m’a annoncé qu’il était intéressé. Il m’a fait de nombreux retours, et échanger avec lui sur le texte a été l’occasion de discussions passionnantes. Il m’a donné d’excellentes pistes pour le retravailler et cela a donné Un Long Voyage.

Tu pars d’un cliché fantasy archi-connu, l’orphelin qui va avoir un parcours hors du commun, mais tu en fais au final le héros d’à côté, c’est-à-dire qu’il ne fera pas la Grande Histoire par lui-même.
L’histoire est-elle aussi importante que l’Histoire à tes yeux ?

Liesse ne fera pas la Grande Histoire, mais sa propre histoire en sera tout de même une partie intégrante, tout comme celles de tous les Solmeritains. J’aime bien l’idée de montrer la Grande Histoire non à hauteur des héros supposés la faire, à coups de traités et de batailles, mais à hauteur des gens qui la vivent, voire la subissent. Je pense que ces histoires-là sont tout autant porteuses d’émotions, de beauté, de bravoure.
Et qu’on s’y identifie peut-être plus facilement ?

Tout en tapant cette réponse, je me dis que c’est probablement mon amour du picaresque qui ressort, même si Liesse est bien honorable pour un picaro. Et peut-être trop honnête ?
Mais après tout, nous n’avons que sa version des faits.

Autant ton personnage principal tient du héros de fantasy traditionnel si l’on se fie à son « parcours initiatique » autant le reste de ton univers est dénué de créatures et autres mages. Pourquoi ?

Ah, je ne sais pas trop quoi répondre… Je n’en avais pas besoin dans cette histoire, tout simplement. Et même si effectivement je joue sur les attentes avec le personnage de Liesse, l’idée n’était pas de reprendre un monde de fantasy archétypal avec tous ses tropes. Il en ira peut-être autrement dans un autre texte, je l’ignore encore.

« J’aime bien l’idée de montrer la Grande Histoire non à hauteur des héros supposés la faire, à coups de traités et de batailles, mais à hauteur des gens qui la vivent, voire la subissent. Je pense que ces histoires-là sont tout autant porteuses d’émotions, de beauté, de bravoure. »

À côté de Liesse, on trouve Malvine, un personnage féminin aussi important que touchant mais qui est vu de l’extérieur. Une façon de magnifier son histoire à travers le regard d’un ami ?

Oui, je suis bien contente que tu le voies ainsi, que tu considères Liesse comme l’ami de Malvine, et non simplement comme son secrétaire ou son subordonné. C’est bel et bien une histoire d’amitié et de loyauté, entre eux. Une amitié et une loyauté restées intactes après des décennies.
Montrer l’histoire de Malvine de son point de vue à elle aurait donné un roman plus classique, je pense, plus épique, plus « héroïque », avec une protagoniste qui surmonte de grandes épreuves avec brio, grâce à son éducation, son instinct et son intelligence.
Mais dans une telle histoire, y aurait-il eu une place pour Liesse ?
Il aurait été moins qu’un personnage secondaire, à peine une ombre à l’arrière-plan.

Hanoï et Hué au Viêtnam

Cette ombre dans la lumière, elle me semble toujours se sentir étrangère, jusqu’à la fin, ce sentiment d’avoir du mal à trouver sa place, que ce soit dans les îles ou parmi les Solmeritains : peut-on jamais trouver un lieu où l’on se sent chez soi une fois déraciné ?

C’est ce qui caractérise le mieux Liesse : tout au long de sa vie il reste un étranger. Mais il finira par trouver son foyer, au terme de son propre long voyage. Comme cela arrive parfois, ce ne sera pas un lieu mais une personne. Quelqu’un qui est dans la même situation que lui à Solmeri : à la fois chez soi et loin de chez soi.

Derrière Liesse et Malvine, on trouve un Empire, de quoi t’es-tu inspiré pour le construire ?

Au début, ce devait être une compagnie commerciale du type compagnie des Indes, puis finalement l’entité a évolué pour devenir un État. Il n’y a pas d’inspiration unique, mais des choses que j’ai glanées ça et là au gré de lectures, d’expositions et de voyages.
Je voulais que ce soit une vieille nation, à l’histoire riche et compliquée, anciennement belliqueuse, puis optant pour une autre manière de domination par le commerce et la prospérité (un peu comme les Pays-Bas du Siècle d’Or).
Je voulais aussi qu’il y ait une ancienne capitale, historique, isolée, garante de certaines traditions, et une nouvelle capitale moderne, ouverte sur le monde, marchande (un peu comme Hué et Hanoï au Vietnam).
Le système d’Académie par lequel passe Malvine est inspirée du mandarinat, ou, plus proche de nous, de certaines grandes écoles de la fonction publique.
Il fallait qu’il y ait plusieurs provinces impériales pour que les Impériaux présents sur l’Archipel ne se ressemblent pas tous, n’aient pas tous le même rapport au pouvoir central. Et cela me permettait de faire poursuivre son voyage à Malvine dans une autre province de l’Empire.
Solmeri est plus ou moins inspirée d’endroits que j’ai pu visiter : Funchal, Amalfi…

Quels sont les auteurs d’imaginaire qui te semblent le plus importants dans ton écriture pour Un Long Voyage ?

Spécifiquement à l’écriture d’Un Long Voyage, je ne saurais pas trop dire, je pense que c’est un substrat qui comprend des auteurs d’horizons variés.
En imaginaire (ou à la frontière) j’aime et je suis de près ce que font des auteurs comme Nina Allan, Christopher Priest, Léo Henry, David Mitchell, Pierre Cendors… même si je ne peux pas me vanter d’avoir absolument tout lu d’eux. Il y a aussi des œuvres lues il y a plus longtemps mais qui m’ont marquée durablement et qui m’ont influencée d’une certaine manière.
Je vais probablement en oublier des tas, mais je vois sur la bibliothèque à côté de moi La Cité des Saints et des Fous de Jeff Vandermeer, Les Saisons de Maurice Pons, Le Déchronologue de Stéphane Beauverger, Les Jardins statuaires de Jacques Abeille, Desolation Road de Ian McDonald, The City & the City de China Miéville
Beaucoup d’histoires de villes d’ailleurs, tiens tiens !

Aimerais-tu continuer à explorer ton univers dans un autre ouvrage ?

Je ne l’envisage pas.
Je sais, il ne faut jamais dire jamais… mais j’ai déjà envie d’explorer d’autres rivages !

Quels sont tes autres projets ?

Il est trop tôt pour en parler de façon détaillée, vu qu’Un Long Voyage n’est même pas encore paru…
Et j’ai un peu de mal à me projeter dans l’avenir, en ce moment.
Mais je devrais rester dans de l’imaginaire, c’est même quasi certain !

Quels sont tes coups de cœurs récents ?

Parmi mes coups de cœur de ces derniers mois : La Fracture de Nina Allan, Slade House de David Mitchell, La Taverne du Doge Loredan d’Alberto Ongaro, Les Indes Fourbes d’Ayroles et Guarnido, La Fabrique des salauds de Chris Kraus, Le mirage El Ouafi de Fabrice Colin.
Récemment, j’ai aussi dévoré (en une grosse semaine à peine) la tétralogie de la Passe-Miroir de Christelle Dabos et je me suis régalée.

Que penses-tu de la fantasy française et étrangère à l’heure actuelle ?

Difficile d’avoir un avis sur un genre pris dans sa globalité…
D’autant que je n’en lis plus tant que cela (comme je le disais plus haut, je suis très versatile dans mes lectures).

Du coup, je vais dire d’horribles généralités : je suis heureuse que la fantasy attire un nouveau public grâce au succès de l’adaptation du Trône de Fer. J’espère toutefois que cela va permettre de mettre en avant d’autres modèles, d’autres codes que les archétypes et schémas narratifs anglo-américains.
Nous avons un imaginaire européen riche et des auteurs inventifs qui y œuvrent déjà. (En cela, je trouve d’ailleurs encourageant le succès rencontré par les adaptations du Sorceleur, que ce soit par les jeux vidéos, que j’ai beaucoup appréciés, ou la série, même si celle-ci m’a laissée plus sceptique.)

Pour finir, quel serait ton conseil aux lecteur qui vont s’aventurer dans Un Long Voyage ?

Laissez-vous simplement porter !

LE MOT DE L’ÉDITEUR, David Meulemans :

Je connais Claire Duvivier depuis une dizaine d’années comme éditrice. J’avais lu de nombreux romans qu’elle avait édités. Mais je ne savais pas qu’elle écrivait. Un jour, sans prévenir, elle m’a envoyé un manuscrit. J’admirais Claire comme éditrice, donc, j’avais l’intuition que cela pouvait être un très bon texte. Mais, avant de lire le manuscrit, j’ai été pris de doutes : être une très bonne éditrice ne fait pas de vous automatiquement une bonne romancière. En effet, je crois qu’éditer des textes apprend à être précis et construit. Deux qualités utiles pour être romancier ou romancière. Mais pour écrire, il ne suffit pas de savoir affiner un texte, il faut savoir produire un texte, avoir cette impulsion initiale, qui mêle instinct et intelligence.
J’étais donc partagé entre le désir d’aimer ce texte, et un scepticisme méthodologique.

Puis, je l’ai lu.
Et j’ai été émerveillé. Je l’ai trouvé fantastique. Je l’ai lu très vite, lui ai dit très vite que je voulais le publier. En fait, il était meilleur que ce que j’espérais. Et il m’a surpris. Je penserais que ce serait un texte de littérature noire, ou un texte de S.F, deux genres que maîtrise, pour ainsi dire, Claire. Mais c’était un texte de fantasy, qui renversait, comme clandestinement, les canons de ce genre. Quelles que soient leurs qualités narratives, les œuvres de fantasy sont très souvent prisonnière d’une idéologie héroïque qui est politiquement, humainement, douteuse. En un sens, cette créativité de Claire venait confirmer ce qui est un moteur de la création, dans toutes les disciplines humaines : l’invention ne vient pas de l’ignorance, mais bien de la connaissance, mais souvent de connaissances issues d’autres disciplines ou secteurs. Les chimistes ont révolutionné l’optique. Les mathématiciens ont révolutionné la physique. Eh bien là, c’est une lectrice de S.F qui révolutionne la fantasy. Du moins, la fantasy francophone.

« C’est une lectrice de S.F qui révolutionne la fantasy. Du moins, la fantasy francophone. »

Mais, en définitive, ce n’est pas ce vent frais qui fait la grandeur de cette oeuvre, mais ce sont des choses plus simples, et qui, à long terme seront plus importantes et contribueront à installer ce texte comme une référence : c’est un texte très maîtrisé, qui croit à la fiction, qui croit à ses personnages, les fait vivre, un texte qui connaît la grandeur comme la faiblesse humaines, un texte qui embrasse toute l’expérience humaine. C’est un texte que je peux faire lire à tout le monde, pour des raisons différentes, mais avec le même espoir de ne pas tromper la lectrice ou le lecteur, en lui promettant un beau voyage.

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En librairie le 29 Mai 2020 !

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