Visqueuse : Sirène de Franche-Comté

Vivre normalement ou ne plus vivre du tout

Juste un mot
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6 min readOct 14, 2024
© Mahalia Giotto

Véritable voix incontournable du fantastique français, Morgane Caussarieu revient Au Diable Vauvert avec un nouvel opus entre horreur et fantastique, un registre qu’elle affectionne tout particulièrement. Après le mythe du loup-garou dans Vertèbres et du vampire dans Dans tes veines et dans Je suis ton Ombre, Morgane Caussarieu quitte la terre ferme pour rejoindre les marais franc-comtois…

« Le choix des noms et des mots influait sur la façon dont on percevait la réalité, dont on s’attardait sur certains détails pour leur donner de l’importance, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’eux. »

Les monstres de nos campagnes

Notre histoire commence avec Huguette-La-Boiteuse, une jeune fille d’un petit village de Franche-Comté, Saint-Vit. Huguette n’est pas des plus heureuses puisqu’à cause de sa mauvaise jambe, on la moque et on la rudoie régulièrement à l’école ou ailleurs. Mais qu’à cela ne tienne, Huguette a une passion secrète : les monstres !
Et quand on veut voir des monstres dans la France des années 30 au fin fond de la campagne… on va chez Fernand !
Dans sa quincaillerie, un projecteur et un drap blanc permettent à Huguette de voir tous les monstres qu’elle veut, de ceux du Dr Moreau à ceux de Skull Island en passant par la créature du docteur Frankenstein ou Dracula lui-même. C’est pourtant en rentrant chez elle à la Fruitière où son père produit du fromage avec le lait de la région, qu’elle découvre un monstre en chair et en os sous les traits étranges et inquiétants d’une créature mi-femme mi-poisson. Immédiatement, le mythe de la vouivre, particulièrement vivace dans les environs, lui vient en tête.
Son père, Arsène, l’aurait trouvé dans les marais durant une partie de pêche. Un beau trophée qu’il est bien décidé à garder pour lui seul au fin fond de sa cave d’affinage, loin des convoitises et des jugements hâtifs.
Huguette voit bien que son paternel n’a aucune intention de rendre sa liberté à la nouvelle venue…mais elle voit aussi que celle-ci n’est pas un simple monstre, elle comprend très bien ce qu’on lui dit et ce qu’on lui fait.
Huguette en est certaine, les monstres… ça la connaît !
Comme on le voit, Visqueuse est un roman de Morgane Caussarieu pur jus. On y retrouve des monstres, des « freaks », des personnages qui se sentent à part dans une société trop fermée et, surtout, une violence qui traduit la véritable monstruosité car, on le devine assez rapidement, Arsène n’est pas juste un simple petit paysan de la région. Brutal avec sa femme et sa fille, abject avec la créature qu’il a fait prisonnière, torturant, violant… le monstre, comme toujours, n’est pas celui qu’on croit.

« Libère-moi, petite fille amoureuse des monstres, toi qui rêves de moi et me comprends. Libère-moi et je te donnerai la force qu’il te manque, je te montrerai à quel point tu peux être puissante et belle. »

Une fille comme les autres

Dans un premier temps, Visqueuse est une chronique de la vieille France des années 30, avec ses campagnes isolées où l’on ne se mêle pas des affaires des autres. Morgane Caussarieu montre le mal à l’état brut à travers le personnage d’Arsène dont la cruauté n’est pas née de la guerre mais semble avoir été libérée par les horreurs dont il a été témoin et acteur. Arsène, c’est le monstre next door, celui qui vit tranquillement avec sa petite famille qu’il terrifie en silence. Dur, parfois insoutenable, Visqueuse va pourtant montrer pas mal d’autres choses à son lecteur que ce champ de désespoir où se cultive l’oppression et la misogynie.
En effet, Huguette a un échappatoire à toute cette violence : le cinéma. Visqueuse fait figure d’hommage aux vieux films des années 20–30 en noir et blanc, parfois muets, notamment ceux d’Universal qui ont offert leurs premiers frissons au grand public. Morgane Caussarieu étale son amour pour le genre à travers ce nouveau média mais se permet aussi de montrer son importance pour l’ouverture sur le monde et les autres qu’il permet.
C’est grâce au cinéma qu’Huguette va comprendre peu à peu ce qu’elle aime et à qui elle s’identifie. Dès lors, le monstre n’est plus un prédateur, il est une curiosité, il est un autre, le paria que l’humanité, très fière d’elle-même, refuse de voir vraiment. Huguette, que l’on insulte et maltraite du fait de sa difformité, se sent forcément très proche de ces monstres de cinéma, bien plus humains souvent que les humains eux-mêmes.
C’est l’identification qui sera l’un des thèmes majeurs de Visqueuse, où comment rencontrer d’autres personnes — des modèles — permet d’ouvrir la perspective de son propre univers personnel. De voir de quoi l’on est capable, de voir qu’il existe un autre chemin pour l’avenir que la petite ferme familial et la violence ordinaire.

« Dans les films, elle s’identifiait toujours à la créature bestiale inquiétante et anormale, parfois même au serviteur bossu sans morale ; jamais à leurs douces victimes féminines, ou au séduisant et courageux jeune homme qui les combattait, aidé de l’immanquable vieux professeur à l’accent impayable. »

La légende trouve toujours un chemin

Mais Huguette n’est qu’un des personnages principaux de Visqueuse.
En face d’elle, on rencontre bien sûr celle que l’on prend longtemps pour une créature du marais, une sorte de sirène tout droit venue des contes et mythologies : Mélusine. D’abord séquestrée et torturée puis exhibée comme un animal de foire dans un aquarium, Mélusine est une victime de la brutalité du monde et, surtout, de l’homme. C’est la violence masculine qui est au centre du roman, une violence qui passe par la domination et le viol, par une réduction de la femme à l’état d’objet, de trophée.
Mélusine, et le lecteur à travers elle, en est le témoin direct et malheureux. Huguette également et, bien sûr, Louise Simone.
Dernière à entrer en scène dans l’histoire, Louise Simone est une nonne passionnée par la Nature et ses merveilles…mais surtout par ses anomalies, ses « monstres ». C’est en toute logique qu’elle se retrouve mêlée à cette affaire de sirène trouvée en Franche-Comté et qui pourrait être l’un des chaînons manquants dans la théorie de Darwin. Louise Simone, un personnage plein d’ambiguïté, elle-même aveugle à ses propres faiblesses et travers, qui repose encore sa vision du monde sur une domination différente mais une domination quand même.
Le roman, avec son rapport si particulier aux monstres et aux êtres difformes, montre à quel point la femme semble intégrer cette caste dans une France de l’entre-deux Guerres encore traumatisée des horreurs de la Der-des-Der. La femme, obligée de prendre le voile ou d’adopter un pseudonyme masculin pour qu’on la respecte (ou presque).
Morgane Caussarieu, comme à son habitude, parvient à capter l’humanité et les contradictions des uns et des autres, offrant un récit plein de subtilités au lecteur, capable dans le même temps de tordre et de refondre complètement la vision traditionnelle que l’on a de la sirène, de la figure mythologique qui attire le marin par son chant irrésistible au personnage de conte qui rêve d’avoir des jambes et un Prince.
Ce que découvre Mélusine, c’est que la réalité est tout autre. Que les monstres sont souvent (toujours ?) l’œuvre de l’homme.
Il est impossible, bien sûr, d’oublier que chaque chapitre se clôt par un dessin de Morgane Caussarieu qui nous énumère des animaux réels ou fabuleux en prenant la forme de pages issues d’une encyclopédie écrite par Louise Simone. Plus qu’un simple bonus pour les yeux, elle montre de façon extrêmement fine que le fantastique n’a pas grand chose à envier au réel. On s’éloigne petit à petit des animaux ordinaires pour arriver à des êtres qui semblent presque tirés d’un roman fantastique. C’est aussi une façon de montrer comment sont nés les cryptides, ces créatures de légendes façonnées par le témoignage populaire tel que le yéti ou le monstre du Loch Ness. Une façon ingénieuse de montrer que la réalité dépasse souvent la fiction et que la fiction adore s’appuyer sur le réel pour le tordre et se le réapproprier. Ces ajouts n’ont donc rien d’anodin, bien au contraire.

Passionnant et bourré de détails qui concourent à la rendre sincère et émouvant, Visqueuse est à la fois une déclaration d’amour au cinéma de genre à ses débuts et une formidable histoire sur la monstruosité bien réelle de l’homme. Morgane Caussarieu frappe fort, encore, et impressionne par sa maîtrise du genre !

Note : 9/10

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