Widjigo

Laissez entrer les monstres

Nicolas Winter
Juste un mot
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7 min readSep 19, 2021

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Après Gauthier Guillemin et son Rivages et Franck Ferric et son Chant Mortel du Soleil, Albin Michel Imaginaire continue la publication de romans d’imaginaire francophone avec une plume déjà bien connu des lecteurs de fantasy : Estelle Faye. Après son diptyque sur Bohen et sa trilogie La Voie des Oracles, la française signe cette fois un roman fantastique entre Terre-Neuve et la Bretagne. On y retrouve tout ce qui fait l’univers de la romancière : l’océan, la révolte, l’injustice et…les monstres !

« Le passé revient à la surface, avec la nuit, avec les vagues. Certains matins, on retrouve, dans le sable, des creux qui ont la forme de corps, d’hommes et de femmes qui se seraient traînés jusqu’au rivage. »

Une époque déchirée

Widjigo s’ouvre sur l’arrivée de Jean Verdier, jeune lieutenant de la toute nouvelle République française, au pied de la demeure du marquis Justinien de Salers, sur la côte bretonne. La Révolution réclame des têtes, du sang, de la justice et Jean Verdier vient traîner un « coupable » devant le tribunal du peuple. Malheureusement, les choses ne se passent pas tout à fait comme prévu et le vieux Justinien de Salers finit par obtenir ce qu’il veut : une nuit pour raconter son histoire au lieutenant de la République.
Une histoire qui fait remonter Jean Verdier et le lecteur près de quarante ans plus tôt, en 1754 à Terre-Neuve au Nouveau-Monde, pas loin de l’Acadie et de la Nouvelle-France. Justinien est alors un noble ruiné qui écume les tavernes et noie ses remords dans l’alcool et les tavernes miteuses. Engagé par un riche commerçant en fourrures, Claude Gendron, il va devoir embarquer pour l’île de Terre-Neuve où une expédition a mystérieusement disparu, ne laissant qu’un survivant mutique et souffreteux incapable d’élucider cette sinistre affaire : Gabriel.
Accompagné de ce dernier et de deux autres larrons, Marie, une sang-mêlée aux allures d’Ankou, et Veneur un botaniste dont plus personne ne veut, Justinien n’est pas au bout de ses peines. Emporté par une violente tempête, l’expédition chavire et une poignée de survivants se retrouve confrontée à l’hostilité de ce coin reculé du Nouveau-Monde. Éreintés, affamés, apeurés, les rescapés disparaissent les uns après les autres…et la méfiance s’installe dans le petit groupe terrorisé…
Estelle Faye entrelace deux époques pour les besoins de son jeu de massacre.
D’abord, 1793, au cœur de la Révolution, Paris meurt de faim, la guillotine élimine tous les opposants de la jeune République, Louis XVI est décapité et les Chouans prennent les armes en Bretagne et en Normandie contre les armées de la République.
Ensuite, 1754, de l’autre côté de l’Atlantique, dans ce que l’on appelle encore la Nouvelle-France et plus particulièrement en Acadie, ce territoire français qui n’arrête pas de changer de mains au gré des conflits avec les Britanniques, les red coats. Une zone tampon qui va bientôt subir la déportation forcée, trop menaçante pour une Couronne Anglaise en guerre contre le Royaume de France.
Deux lieux, deux temporalités mais un tumulte similaire, une vie rude où l’injustice règne, où la mort survient de façon arbitraire, dans des endroits où les hommes s’entretuent pour des idées, pour des guerres qu’ils n’ont pas choisi, pour une misère qui les rattrape toujours. Deux époques où la tension règne, où tout le monde semble chercher la justice et la vengeance et où l’horreur, elle, attend son heure.

« Les bords d’océan se parlaient entre eux, s’échangeaient des mythes et des rêves. »

Échos par-delà l’océan

Sur ces crispations sociales et politiques, Estelle Faye attache son récit à deux lieux qui discutent par-delà les kilomètres : la Bretagne, son sel et ses côtes emblématiques, et Terre-Neuve, territoire sauvage, indomptable où l’océan gronde. Fasciné par l’ambiance maritime, Estelle Faye excelle à nous y plonger, à immerger ses personnages dans des espaces où l’on sent l’écume toute proche des rafales de vent, où l’on sait que la vastitude des étendues d’eau renferme le secret des histoires et des hommes.
Car rapidement, le jeu de massacre commence. Jean Verdier écoute Justinien de Salers lui raconter la perte de ses camardes d’infortune les uns après les autres. La méfiance monte à chaque mort, la tension va crescendo et ce qui commençait comme une expédition de recherche devient une tentative désespérée de survie en milieu hostile. À dessein, la française entretient le mystère : morts surnaturelles ou simple bestialité humaine ?
On s’en doute au vu du titre du roman, la question finira par se trancher en faveur du Widjigo (ou Wendigo, c’est selon), créature mythique du peuple Algonquin où l’homme qui consomme de la viande humaine se mue en monstre malveillant. Mais ici, pas question d’une simple chasse à l’homme comme c’était le cas dans le génial Vorace d’Antonia Bird. Non, Estelle Faye n’a pas l’intention de simplement vous tenir éveiller avec des cadavres mutilés et des ombres entre les arbres.
C’est autre chose qui préoccupe la française, une chose plus importante et plus humaine au fond : la justice.

« Je crois à ce que j’ai vécu, à la neige, aux orages, aux longues nuits… Je crois au chemin d’étoiles et à la cruauté des hommes. Et je crois à la solitude, à la faim et à l’épuisement qui parfois changent les hommes en monstres. Qui nous dévorent et nous poussent à vouloir assouvir à notre tour des instincts insatiables. J’ignore s’il existe un dieu unique, un grand esprit ou un premier conte. Mais je suis certaine que nous portons en nous nos pires ennemis. »

Nous sommes tous coupables

Parmi la poignée de survivants au naufrage, on comprend vite que les choses ne sont pas si claires que ça. Que chacun, à sa façon, a quelque chose à cacher, a une histoire à raconter.
De Justinien de Salers et son refus de se souvenir de sa vie en Bretagne à Ephraïm, prêtre puritain dont la fille Penitence (un nom hautement signifiant) en sait bien plus long qu’elle ne veut bien le dire sur son « adoption » suite à la mort tragique de sa mère, en passant par Jonas, le gabier capable de tout pour l’argent.
Au cœur de Widjigo, il y a la notion de jugement, de vengeance, de repentance, de châtiment. Sur la part du monstre qui sommeille au fond de nous, caché par des couches de mensonges que l’on se raconte à soi et aux autres. Estelle Faye passe au crible les péchés de ses naufragés, même ceux dont la vengeance apparaît comme légitime. Elle constate que le monstre naît de l’injustice et que la justice, comme une boucle parfaite, engendre et perpétue des monstres.
Même Jean Verdier, candide auditeur d’une nuit, a des choses sur la conscience, au service d’un nouvel arbitraire qui n’a plus rien de royal mais en conserve l’esprit. République, Révolution, Royauté, Religion.
Le jugement s’abat, sauvage, violent, aveugle. Parfois juste, parfois douteux.
Au fond, Estelle Faye regarde ce qui transforme l’homme en monstre, faisant entrer en collision le surnaturel et le pouvoir des puissants, ceux qui ont la possibilité de châtier selon leur bon vouloir, prenant prétexte de Dieu, du Roi ou de la Révolution.

« Nous racontons notre propre histoire sans avoir besoin de mots, de paroles. Car le voyage nous change, nous transforme. Au fil du temps nous transportons partout avec nous les horizons que nous avons poursuivis. Dans les crevasses de nos bottes, dans les rides de notre visage, dans l’usure de nos manteaux de pluie et les cicatrices sur notre peau. »

Le monde tissé d’histoires

Outre cette traque, entre l’homme et le monstre, la justice et l’injustice, la vengeance et le pardon, c’est la notion même d’histoire qui achève ce tableau du Nouveau-Monde et de l’Ancien.
Au cours du récit, Estelle Faye soulève les mythes, du Widjigo à la cité d’Ys, d’écho en écho, où les légendes se répondent, où les héros mythiques enfantent d’autres héros pour les générations futures, où l’on s’aperçoit que les Saints sont à la fois les descendants et les frères des grandes figures des mythes païens, qu’ils soient algonquins ou français. La Mort devient l’Ankou, l’Atlantide devient l’Ys, le Widjigo flirte avec le Démon.
Comme si un même mythe se ramifiait, se multipliait, se nourrissait de lui-même, magnifié par l’imagination humaine qui oublie et transforme.
Et si les hommes passent, s’ils meurent et s’ils croupissent au fond de l’océan, les histoires restent, immortelles, comme les créatures qu’elles enfantent : sorcières, widjigos, esprits… construit sur le réel et en équilibre précaire, au bord du gouffre de la mémoire.
Alors Estelle Faye raconte sa version du Widjigo, monstre cannibale et prédateur, explore les différentes facettes de la sorcière, cette femme trop libre qui fait peur aux hommes, s’interroge sur les fantômes qui règnent et nous soufflent dans l’oreille les péchés et les crimes que nous oublions.

« Le monde se tressait d’histoires, autant que de matière, d’air, de feu et d’eau. »

Davantage qu’un roman fantastique, Widjigo est un récit d’injustices et de révolte contre les puissants qui broient les faibles et s’en tirent à bon compte. Dans une ambiance humide et épaisse, Estelle Faye livre une histoire à la croisée des temps et des hommes où les mythes se font échos et où les monstres, les vrais, sortent punir les coupables. Gare aux widjigos !

Note : 8/10

« Nous sommes tous de la pierre qui saigne.»

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