Ymir

Tant d’amour à offrir

Nicolas Winter
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6 min readOct 7, 2022

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Révélé en France par La Fabrique des lendemains (son premier recueil de nouvelles couronné par le Grand Prix de l’Imaginaire, rien que ça), le Canadien Rich Larson revient cette fois dans la forme longue pour la première fois avec Ymir. Toujours chez Le Bélial’, toujours illustré par l’excellent Pascal Blanché et bien sûr toujours traduit par l’impeccable Pierre-Paul Durastanti. Débarquons dès à présent sur une planète de glace en compagnie d’un certain agent de la Compagnie…

« L’Entaille devient d’une beauté floue. Ses biolampes et ses néons, ses ruelles crasseuses, ses habitants inexpressifs. Quand l’écran de sélection du marché ambulant s’éteint et qu’il voit son propre reflet, il se trouve beau, lui aussi. Les ombres cachent la tranchée de son sourire de l’ange, l’articulation entre la mandibule et la chair ; elles cachent ses yeux de demi-sang. »

Ymir est un pur roman de science-fiction. Un planet-opera même.
Et à ce titre, il nous emmène sur une lointaine planète dans un univers complètement étranger. Rich Larson n’est pas du genre à expliquer dans quoi on s’embarque et c’est avec un mystérieux « vaisseau bocal » que la descente s’opère. À l’intérieur, Yorick s’éveille de la mort. Littéralement.
Mis en stase dans un bassin de torpeur pendant des années dans l’attente d’une nouvelle affectation, d’une nouvelle chasse.
Revenir sur Ymir, sa planète natale, n’a rien d’une bonne nouvelle pour Yorick. Mauvais souvenir. Sombres fantômes.
Bien des années plus tôt, la Soumission a mis les habitants d’Ymir au pas.
La Compagnie, suite à la découverte de richesses importantes dans le sous-sol de la planète, s’est décidée à exploiter cet enfer de glace inhospitalier colonisé par les sang-froids et les rouges, des humains génétiquement modifiés pour résister au climat terrible qui règne à la surface.
Dans l’Entaille, principale cité souterraine du Nord, les hommes, les femmes et les nons vivent sous un ciel artificiel et s’épuisent dans les mines. La Compagnie, elle, a imposé son joug et son autorité.
Et si elle a réussi, c’est notamment grâce à Yorick, devenu traître aux siens et rejeté par son propre frère, Thello, qui lui a arraché la mandibule d’un tir de pistolet aiguille par la même occasion.
Alors revenir sur Ymir…même vingt ans plus tard, c’est prendre un risque certain pour le demi-sang, fils d’une selkie et d’un outremondain.
Malgré tout, Gausta a besoin des compétences de Yorick. Dans une des mines du Nord, un grendel s’est éveillé, un esprit machinique abandonné par les Anciens qui peuplaient autrefois la galaxie. Chasseur de grendels reconnu et aguerri, Yorick doit donc se mettre en chasse alors que les braises de la révolte se réchauffent et qu’elles menacent de nouveau la planète de glace d’un incendie populaire incontrôlable…
Rich Larson nous fait pénétrer pas à pas dans l’univers d’Ymir, et le début du récit n’est pas une mince affaire pour le lecteur.
Petit à petit, court chapitre par court chapitre, le lecteur va pourtant de mieux en mieux cerner la complexe situation socio-politique de cette planète multiculturelle où la violence s’avère omniprésente.
On admire d'emblée la description minutieuse de ce système d’oppression très cyberpunk dans l’esprit et mis en place par la Compagnie. Cette entité tentaculaire qui semble régner sur une bonne partie de la galaxie, impose sa loi mécanique aux hommes, gouvernant les planètes par des choix algorithmiques inhumains et n’hésitant jamais à sacrifier le nécessaire pour garder la situation sous contrôle.
Rich Larson compose non seulement une société presque dystopique avec cette Compagnie mais également un univers dans lequel les technologies sont à la fois numériques et biologiques. On peut ainsi se recoller une mandibule perdue à coup de gel chair ou découper en tranches des prisonniers pour les décorporer et les mettre dans des bioréservoirs.
Que de place supplémentaire dans les cellules de la Compagnie

« Si un grendel doit le tuer, ce sera dans le ventre d’Ymir, bien sûr. Ç’aurait pu être quand il escaladait les superbes falaises de grès de Baldr, ou qu’il voguait dans les nuées métalliques de Hod, mais non. Ce sera ici, dans l’obscurité moite, qu’il mourra. Comme n’importe quel mineur sous obligation. »

Si l’univers semble à la fois très riche et très noire, Rich Larson s’attache avant tout à décrire la relation complexe qui unit Yorick à son frère Thello.
Le Canadien dresse le portrait de deux hommes aux tempéraments opposés, l’un rongé par la violence, l’autre qui ne la supporte pas.
Dès lors, les chemins se mettent à diverger très tôt et la peur puis la rancœur s’installent. Au centre du récit, la rédemption de Yorick passe par la compréhension de son propre passé, l’acceptation de ses crimes et, surtout la revisite de ses souvenirs. Rich Larson explore le labyrinthe de la mémoire, ou comment l’on s’arrange avec nos traumatismes pour leur donner un sens ou, au contraire, pour éviter d’en affronter les conséquences terribles.
Alternant avec l’histoire principale de Yorick, les flash-backs et les rêves/cauchemars vont mettre en lumière les racines du mal, ou comment deux frères qui s’aiment ont pu s’éloigner autant avec les années.
Roman mémoriel, Ymir investit l’intime pour dire la violence et l’influence de l’environnement sur la personne. Non seulement les rudes conditions de la surface glacée de la planète et les problèmes raciaux qui y règnent entre natifs et colons, mais aussi l’éducation maternelle, la main levée qui finit par transformer l’enfant en un être froid et tranchant comme une lame de rasoir. L’inné et l’acquis. Toujours.
Dans cette plongée presque psychanalytique, Ymir dissémine ses références mythologiques. Prenant le nom du père des Jötnars de la mythologie nordique, la planète laisse apparaître les vestiges disparus d’une civilisation éteinte, les Anciens. Un BDO (Big Dump Object) marque leur présence comme un fossile d’une taille écrasante : l’Ansible.
Vient alors le temps du grendel, cousin éloigné de l’adversaire de Beowulf, vestige-prédateur au comportement étrange et incompréhensible, qui marque et illustre la fable racontée par Yorick, ce qui est mort doit rester mort. Et tant pis si, pour cela, il faut tuer ou anéantir en se droguer à coup de Doxe ou de Hyène.

« Petits, on accumule les blessures les plus profondes. Les suivantes ne sont que des extensions et des variations. »

Enfin, et c’est peut-être le plus important, Ymir est un roman de notre temps, de notre époque. Il illustre à merveille que la science-fiction, loin d’être un genre abstrait déconnecté du réel, le retranscrit au contraire parfaitement. Dans le roman de Rich Larson, on retrouve cette peur du contrôle par les multinationales, de la colonisation et de l’asservissement, de la privation de liberté jusqu’à la privation du corps lui-même.
La dépossession de soi, de ses sensations, de ses souvenirs.
Le contrôle devient un enjeu, même sous le vent glacé de la surface.
C’est aussi un certain avertissement sur les possibilités de la technologie qui déshumanise autant qu’elle guérit, qui piège autant qu’elle libère.
Pour se confronter au gouffre qui nous sépare de cette époque ultra-technologique, Rich Larson investit le sentiment humain, celui de la culpabilité et de l’amour fraternel. Il rassemble au lieu de diviser.
Il aime au lieu d’haïr. Comme un mantra thérapeutique.
Ymir est bien un roman pour aujourd’hui et pour demain, définitivement.

Roman dense et passionnant, Ymir s’offre la plus belle science-fiction pour explorer nos culpabilités et nos révoltes. Sur la planète de glace couve le feu de la révolte contre l’oppression et les souvenirs bouillonnent pour nous rappeler au réel et au fondamental : l’amour entre les frères humains.
Rich Larson signe un premier roman aussi maîtrisé que noir où politique et science-fiction se marient à merveille sans jamais s’étouffer mutuellement.

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