Zephyr, Alabama

Une vie de garçon

Nicolas Winter
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9 min readMar 2, 2022

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Voilà douze ans que l’américain Robert McCammon n’avait pas été réédité dans l’Hexagone. C’est à l’éditeur Monsieur Toussaint Louverture que l’on doit ce petit évènement et le dépoussiérage de Boy’s Life, un pavé de 614 pages plus connu sous nos latitudes sous le titre du Mystère du Lac (publié pour la première fois en 1993 par Albin Michel).
Réputé pour ses objets-livres soignés, Monsieur Toussaint Louverture a ici mis les petits plats dans les grands avec une reliure en carton brut sublimement illustrée par Alex Green qui offre au lecteur un écrin à la hauteur de l’œuvre qu’il s’apprête à dévorer. Traduit par Stéphane Carn et Hélène Charrier, cette nouvelle mouture de Boy’s Life nous invite dès son titre français à découvrir le héros véritable du roman : la ville de Zephyr, Alabama.

« La grâce, c’est de pouvoir supporter une perte qui vous touche, de l’accepter et d’en retirer même une sorte de joie. »

Il était une fois en Amérique…

Nous sommes en 1964 dans le Sud des États-Unis. Cory Mackenson est un jeune garçon de douze ans à peine qui vit avec son père et sa mère dans une petite ville paisible du nom de Zephyr. Paisible jusqu’au jour où, alors qu’il accompagne son père lors de sa tournée de livraison de lait, Cory devient le témoin d’un tragique « accident » quand une voiture plonge à toute vitesse dans le lac et que son père, malgré tous ses efforts, ne parvient pas à en libérer l’occupant qui sombre avec l’automobile au fin fond des eaux noires.
Un évènement traumatique pour son père, Tom, mais aussi pour lui-même qui n’aura alors de cesse de chercher à comprendre qui se trouve au fond du lac et pourquoi. Ce plongeon mortel constitue l’acte fondateur de Zéphyr, Alabama, l’amorce d’une intrigue qui court sur plus de 600 pages et où le lecteur va découvrir beaucoup (beaucoup) plus qu’une simple enquête autour de la mort d’un mystérieux inconnu dans un lac. On pourrait même dire que cette intrigue deviendra tout à fait secondaire le temps de tirer le portrait de la petite ville de Zephyr et de ses habitants. Robert McCammon installe en réalité un univers entier contenu entre les rues et les maisons de Zephyr, reconstitue l’ambiance des années 60 en Amérique et fait battre le cœur d’un souvenir poignant où la nostalgie se refuse au tableau idyllique du « c’était mieux avant ».
À partir de ce drame qui fera bruisser de rumeurs Zephyr toute entière pendant des semaines, l’américain va patiemment et brillamment restituer au lecteur la vie qui s’écoule dans Zephyr en y reconstituant une certaine idée de la vie en Amérique à l’époque. Nous sommes en 1964 et les Beach Boys viennent semer la zizanie dans le cœur des jeunes et des adolescents du coin alors que certains religieux les condamnent comme des adorateurs de Malin. Loin de ces polémiques, les Noirs et les Blancs vivent séparés, dans deux villages différents, Bruton pour les uns, Zephyr pour les autres. Le racisme est là, opérant sous la capuche blanche et sinistre du Ku Klux Klan et quelques croix brûlent même devant le domicile de La Dame, dirigeante spirituelle et aînée respectée de la communauté Noire de Bruton. C’est l’époque de la guerre du Viêtnam et du bouleversement économique qui voit les petits commerces mourir avec l’arrivée des premiers supermarchés. C’est le chant du cygne du verre contre la toute-puissance du plastique mais c’est aussi une époque où tout semble encore possible et réalisable surtout quand on a l’âge de Cory Mackenson.

« Au fond de leur cœur, les adultes sont toujours des enfants. Ils voudraient continuer à sauter partout, à jouer, mais ce lourd masque leur pèse sur les épaules. Ils voudraient se débarrasser des chaînes que le monde a passées, arracher leurs montres, leurs cravates et leurs chaussures cirées pour aller s’ébattre tout nus — ne serait-ce qu’une journée — dans le ruisseaux où ils allaient autrefois se baigner. Ils voudraient retrouver le goût de la liberté, avoir des parents à la maison qui s’occupent de tout et qui les aiment quoi qu’il arrive. Même derrière les yeux du plus méchant des hommes, on devine un petit garçon effrayé, qui essaie de se cacher dans un coin où le mal ne pourra pas l’atteindre. »

…Une vie d’enfant qui se termine

Au centre de Zephyr, Alabama, davantage encore que cette petite ville que nous suivrons durant quatre parties et autant de saisons, il y a Cory Mackenson, notre héros-narrateur de douze ans qui va vivre moults aventures, joies, drames et dangers durant cette année-charnière.
Robert McCammon saisit avec un talent consommé ce qui compose l’enfance. L’émerveillement devant les choses banales du quotidien que nous autres, adultes, avons perdu.
Racontée en réalité par un Cory Mackenson devenu adulte et écrivain, double de papier de Robert McCammon lui-même, l’histoire de Zephyr devient aussi (et avant tout), l’histoire de l’enfance de Cory et de son entrée progressive dans l’âge adulte. Le lecteur va suivre pas à pas ce qui va forger le jeune Cory et les drames, petits et grands, qu’il va traverser au cours de cette 1964.
Dans une ambiance à la Amblin/Steven Spielberg, le roman égrène tout ce qui fait la beauté de cet âge. Les courses à vélo entre amis, le cinéma où l’on joue à se faire peur, l’école et ses turpitudes, les chiens fidèles qui se baladent à notre côté, les parties de base-ball et les visites de cirques ambulants.
Cependant, l’innocence n’est pas le but de Zephyr, Alabama. Puisque le roman n’a pas envie de reconstruire un moment de béatitude vide de sens mais de montrer la transformation de l’enfant en adulte, en le confrontant au réel du monde extérieur. Progressivement, Cory va s’apercevoir que son univers ne peut se résumer à Zephyr, même s’il le souhaite de toute ses forces.
Cela commence avec le mort au fond du lac et se poursuit dès les instants suivant lorsqu’il se retrouve devant la « maison des plaisirs » en périphérie de Zephyr et dont on évite de parler entre gens respectables. Au gré de ses tribulations, Cory affronte la violence (qui va du harcèlement des brutes locales au véritable horreurs de l’Histoire avec un grand H), le deuil intime et bouleversant, la responsabilité qui va de pair avec l’âge et, surtout, le poids du temps qui passe et que l’on ne retrouve jamais.
Robert McCammon décide de tirer le portrait d’une jeune garçon aussi attachant et courageux que profondément humain. Avec ses doutes et ses questionnements, Cory devient adulte en trébuchant. Et même si son monde se heurte à la médiocrité de certains adultes, c’est avant tout par la magie de l’enfance que l’auteur américain parvient à transcender son récit.

« Dès mon plus jeune âge, j’avais pressenti que toute communication humaine — la télé, les films, les livres… — avait pour origine le désir de raconter une histoire. Ce besoin de raconter, de se brancher sur une prise universelle, compte parmi nos désirs les plus essentiels. Et le besoin d’écouter des histoires, de se glisser dans d’autres vie, ne serait-ce qu’un instant, est la clé du monde magique qui naît avec nous. »

La magie en nous

Ce qui fait la différence ici, c’est le fantastique qui habite le récit de Robert McCammon et, par ricochet, celui de Cory Mackenson. L’américain réenchante le réel et, par le truchement de l’enfance, reconstruit un univers flirtant constamment avec l’élément magique. Zephyr se peuple ainsi dès les premières pages de créatures et d’évènements inexpliqués, forgeant les mythes et légendes de ce lieu sans histoire et lui donnant, de fait, une Histoire. Du Vieux Moïse qui rôde dans la rivière au cerf blanc colossal Snowdown qui habite dans la forêt du coin en passant par Midnight Mona, une voiture fantôme dont le conducteur hante toujours les routes qui l’ont vu mourir, l’histoire de Cory se découpe en courts chapitres comme autant de nouvelles fantastiques où chaque élément apporte une nouvelle touche de peinture au tableau expressionniste que crée patiemment Robert McCammon.
C’est à la fois l’expression de l’émerveillement que permet l’enfance, de la façon qu’ont les gamins de découvrir le monde qui les entoure avec des yeux encore capables de percevoir le côté surnaturel des choses, mais c’est aussi une façon de mythifier son récit et de rencontrer ce qui va faire l’essence de l’Amérique : sa capacité à forger des légendes. À un point du récit, les mystères de Zephyr rencontrent ceux du Far West et l’on y découvre un as de la gâchette planqué sous les traits d’un vieil homme usé. C’est la confluence des récits, la confluence des mythes, cette façon de fusionner la magie des légendes américaines et celles de notre enfance, celle de l’Amérique et, de façon plus universelle, celle de tous les êtres humains sur cette planète.
En recourant à la magie et au fantastique, Robert McCammon offre des moments de grâces particulièrement émouvants, de ce voyage en plein ciel d’une bande de garçons ailés et de leurs compagnons à quatre pattes à ce chien-ami qui nous quitte en silence dans la nuit quand on a enfin lâché prise. C’est aussi l’occasion de mieux supporter la cruauté du réel, comme lorsque l’on s’imagine qu’une invasion extra-terrestre risque de changer complètement une personne que l’on aime et que ce n’est que l’alcool qui ravage le visage du paternel. Avec cette boîte à outils, l’américain redessine le réel, l’enchante même quand il n’a plus rien de reluisant, et donne au lecteur cette sensation d’espoir qui persiste jusqu’à la fin, accompagné par le lancinant violon d’un écrivain qui sait que le temps des courses à vélo et des aventures en forêt glisse entre ses doigts.
Ce qui réjouit, et ce qui fait grand bien dans notre époque de plus en plus pessimiste, c’est qu’au fond, entre les nombreux drames et personnages tragiques qui le traverse (Vernon pour n’en citer qu’un magnifique), le roman de Robert McCammon se veut optimiste et que malgré les changements, malgré les pertes et les bouleversements, on se relève et on avance. Il postule que s’il faut se souvenir de son passé, s’il faut l’honorer et le respecter, celui-ci ne doit pas résumer notre vie et qu’un futur nous attend. Évidemment, on pourrait dire que certains éléments de Zephyr, Alabama datent un peu notamment dans son abord des personnages noirs souvent considérés par le prisme du « Magical Negro » mais ce poncif passe beaucoup mieux ici car tout, au yeux de Cory, devient magique et extraordinaire à Zephyr. En 1991 déjà, Robert McCammon écrit un texte vibrant d’humanité qui refuse le racisme et la haine, qui espère que les gentils auront toujours leur mot à dire et qui est capable d’aimer ses personnages jusqu’au bout.

« Ne sois pas si pressé de grandir. Reste un enfant aussi longtemps que tu le pourras, car une fois que tu auras perdu la magie de l’enfance, tu passeras le reste de ta vie à vouloir la retrouver… »

Écrire pour grandir

On ne pourra bien sûr pas s’empêcher de dire un mot sur l’aspect introspectif et méta du roman. C’est une vision de l’écriture, du rôle de l’écrivain et de celui de la littérature pour la jeunesse. Ce n’est pas un hasard si Cory rêve de devenir écrivain, si Vernon Thaxter s’est cassé les dents lors de l’écriture de son premier roman en vendant son âme aux démons du marché et si le titre même du roman, Boy’s Life, fait référence à un illustre magazine américain du même nom publié depuis 1911 et qui a vu passé Asimov, Bradbury, Clarke ou encore Heinlein en ses pages. Zephyr, Alabama raconte l’importance du récit et l’importance de se raconter. Entre les lignes, le lecteur devine beaucoup de l’auteur lui-même et du rôle que la fiction joue dans la construction de l’esprit d’un jeune garçon de douze ans (ce n’est pas pour rien que Cory adore Bradbury d’ailleurs). Rien n’est gratuit dans l’écriture de Robert McCammon, jusqu’à l’amour des lettres de son jeune héros et son affection toute particulière, et si enfantine, pour les histoires que l’on raconte et que l’on se raconte. C’est par l’histoire que l’on se souvient et que l’on grandit. L’histoire qui nous permet de devenir adulte et de conserver, envers et contre tout, la magie de notre enfance au plus près de soi.

Récit de l’enfance qui croque à la fois l’Amérique des années 60 et la magie de l’ordinaire, Zephyr, Alabama frôle le chef d’œuvre. Robert McCammon accomplit une chose rare et précieuse : mêler à parts égales la dure réalité de l’ âge adulte et le regard fantastique de l’enfance sans jamais tomber dans l’idéalisation béate ou le pessimisme forcené. Un tour de force en somme et une très grande histoire aussi émouvante que sincère et ambitieuse.

Note : 9,5/10

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