Comment enseigner l’imaginaire, première partie : En école publique !

Les jeunes lecteurs et la SF/Fantasy

Nicolas Winter
Juste un mot
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9 min readAug 26, 2019

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Pour la rentrée scolaire, nous avons demandé à plusieurs professeurs de nous expliquer comment enseigner les mauvais genres à l’école à une époque où les écrans dominent et où l’imaginaire devient de plus en plus présent dans la vie des jeunes.
Au cours d’entretiens passionnants, plongeons dans l’univers de l’école publique et de l’école privée pour mieux cerner les enjeux de la lecture au collège et au lycée tout en s’intéressant plus particulièrement à la place occupée par la SF, du Fantastique et la Fantasy au sein du cursus scolaire.

Deuxième partie du dossier : en école privée !
Troisième partie du dossier : à l’étranger !

Jean-Christophe Hoël est certifié de Lettres Modernes depuis 1989, il enseigne au collège public Jean Moulin à Wallers-Arenberg dans le Nord depuis 1990 de la 6ème à la 3ème.

Les jeunes et la lecture à l’ère tactile

Pour ce qui concerne les jeunes et la lecture aujourd’hui, il est clair qu’il y a un problème, j’enseigne depuis 30 ans dans un collège où de nombreux élèves sont en grande difficulté (j’ai souvent eu leurs parents qui l’étaient également) du fait de leur milieu socio-culturel d’origine, Mais ce qui est récent, c’est ce que j’appelle la génération « tablette dans le berceau ». Cette année, dans ma 6ème, tous mes élèves avaient un smartphone depuis des années, ainsi qu’une tablette et de multiples autres moyens de connexion utilisés en permanence dès qu’ils n’étaient plus au collège.
Résultat : des enfants incapables de se concentrer et de mémoriser au point d’être cliniquement avéré par des neuropsychiatres, or la lecture est impossible sans concentration et mémorisation, si bien qu’alors que j’arrivais à mettre le pied à l’étrier à pas mal de mômes auparavant par les méthodes décrites ci-dessous, quel que soit leur état d’arrivée au collège, cela s’avère désormais impossible avec un grand nombre d’entre eux (inutile de préciser que ces élève ont en échec profond dans quasiment toutes les matières, cela concernait 15 élèves sur 21…)

Mettre le pied à l’étrier

Il y a quelques années, concernant l’enseignement scolaire, j’aurais dit qu’il s’agissait avant tout d’un manque d’individualisation dans les méthodes et que donner le même bouquin à tous les élèves n’avait aucun sens si on veut les attirer vers la lecture, celui qui apprécie Jane Austen ou Elizabeth Goudge peut détester Albert Cohen ou Marcel Proust et vice-versa, il n’y a pas de raison pour qu’il n’en aille pas de même avec les enfants et celui/celle qui appréciera une Enquête de Logicielle de Christian Grenier n’aura pas forcément de goût pour Journal d’une princesse de Meg Cabot, c’est pourquoi je m’efforce de faire correspondre les livres que je propose aux goûts de mes élèves car il s’agit de les séduire, de les attirer vers la lecture.

Tout d’abord, pour ma part, j’individualise les lectures intégrales à la maison (fiches de lecture).
Pour les 6èmes ou les classes en difficulté (je suis Professeur Principal d’une 4ème de Remotivation depuis pas mal d’années) nous allons une fois par mois au C.D.I. d’où j’extraie une soixantaine de bouquins de plusieurs genres et auteurs qui ont fait leurs preuves et demande à chacun(e) s’il/elle aime lire, quel genre d’histoire lui plaît etc… En fonction de leurs réponses, je leur propose deux ou trois bouquins, ils lisent la quatrième de couverture et opèrent leur choix. L’heure suivante est consacrée à la lecture silencieuse de leur livre car ils ont besoin d’un lieu calme pour lire et cela permet de les appâter. Si, au bout d’une quarantaine de pages lues, ils n’aiment pas le livre, ils ont le droit d’en changer. La fois suivante, rebelote, sauf que la première chose que je leur demande, c’est si le livre leur a plu et, si c’est le cas, s’ils veulent la suite lorsqu’elle existe ou un livre du même auteur.

Pour mes autres classes, chaque fiche correspond à un genre et une époque littéraire. Ainsi, en 4ème Euro, cette année, leur première fiche portera sur une pièce de Shakespeare au choix après un bref résumé de chacune par moi-même, ils sont encouragés à en visionner une ou plusieurs versions sur YouTube ou d’autres moyens. La deuxième portera sur un roman français du XIXème siècle parmi la cinquantaine que je leur proposerai et qui iront des œuvres de Jules Verne à celles de Dumas en passant par Balzac, Flaubert ou George Sand. La troisième portera sur un roman de S.F.F. parmi ceux que j’aurai extraits de mes bibliothèques (j’en ai une dizaine de milliers) dans les mêmes conditions (c’est toujours celle qui plait le plus) sur la littérature du XVIIème au XXème.

Impliquer les élèves

En cours, il s’agit avant tout de rendre la lecture vivante par une interprétation la plus expressive possible, c’est pourquoi je théâtralise volontiers et les invite à en faire de même à toutes les occasions. Le théâtre en lecture intégrale est systématiquement la séquence qui fonctionne le mieux d’ailleurs. Enfin, au fond de ma salle, il y a une bibliothèque contenant 400 bouquins et B.D. dans laquelle ils peuvent aller puiser ce qu’ils veulent s’ils ont fini leur boulot avant les autres.

  • Listes pour les 6èmes et les classes en difficulté :
    Roal Dahl, Frances H. Burnet, Meg Cabot, Christian Grenier, Eric Boisset, Marie de Latude, Goscinny et Sempé, Lemony Snicket, Walter Farley, R. L. Stine (Chair de poule), Philip Ardagh, Geronimo Stilton, etc.
  • Exemples des bouquins de S.F.F.F. qui fonctionnent le mieux avec les 4èmes et les 3èmes :
    La bibliothèque de Mount Char de Hawkins, Les salauds gentilshommes de Lynch, La fée des dents et Les limites de l’enchantement de Joyce, Légende et Waylander de Gemmell, Les plus qu’humains et Cristal qui songe de Sturgeon, La chronique des immortels de Hohlbein, La reine des neiges de Vinge, Le serpent du rêve de McIntyre, Le fleuve de l’éternité de Farmer, Uglies, Prettys et Specials de Westerfeld, Chroniques du monde émergé de Troisi, etc.

La place de l’Imaginaire à l’école

Tout d’abord, étant fan des mauvais genres depuis 44 ans (j’ai découvert la S.F. moderne grâce à j’ai lu à 12 ans), c’est forcément un domaine que j’ai envie de faire découvrir aux mômes.

Or, si, lorsqu’ils sont petits, ils baignent dans l’imaginaire (Roald Dahl est l’auteur préféré des 6èmes depuis que j’enseigne), quand il s’agit de leur proposer des romans du genre plus adultes, il faut sélectionner soigneusement les bouquins car celui/celle qui appréciera Sturgeon ne goûtera pas forcément Gemmell et inversement, on pourrait faire le même constat avec Joyce et P.F. Hamilton ou d’autres. C’est pourquoi j’attends de savoir à quel(le) lecteur/lectrice j’ai affaire, afin de proposer celui qui peut faire tilt. Fort souvent, lorsqu’un bouquin les a emballés, il m’en demande un ou plusieurs autres du même genre sur lesquels ils n’ont aucun travail à faire (il y a 4 ans, une gamine de 3ème a lu 31 bouquins en plus de ceux que je donnais !!).

En quatrième, lors d’une séquence sur l’effet de fantastique, en plus de nouvelles de Maupassant , Poe et Tourguenev, nous étudions Journal d’un monstre de Richard Matheson ainsi que des micro nouvelles extraites de Fantômes et farfafouilles de Fredric Brown. Ce à quoi nous aboutissons toujours est que la puissance évocatrice (au sens propre comme au sens figuré) du fantastique est incomparable et permet au lecteur une créativité imaginative bridée dans les autres genres.

Pour la Fantasy et la S.F., c’est plutôt lors de conversations à bâtons rompus que nous les évoquons, le plus souvent après les Fiches de lecture mentionnées ci-dessus.

Conseils de lecture pour enseigner l’Imaginaire

Je déteste ce genre de choix, car un lecteur n’est pas l’autre et qu’une lecture à la maison n’est pas une lecture intégrale en classe, je vais donc indiquer trois choix selon la configuration.

En lecture à la maison pour des élèves sans difficultés insurmontables :

  • Cristal qui songe de Théodore Sturgeon
    C’est un classique inspiré de Freaks de Tod Browning (qu’ils peuvent visionner en parallèle). Le héros est un enfant martyr qui fugue et se réfugie dans un cirque où se côtoient les monstres les plus étranges mais aussi ô combien attachants. Tout dans le livre prête à l’identification du lecteur avec les personnages et l’intrigue se complexifiant progressivement, celui-ci n’a jamais le sentiment d’être perdu dans un univers étranger.
  • La fée des dents de Graham Joyce.
    Entre fantasme et fantastique, l’évolution d’un garçon de l’enfance à la fin de l’adolescence avec un compagnon fantastique dont toute l’ambiguïté vient qu’on n’est jamais sûr s’il est réel ou produit par l’imagination du narrateur. C’est souvent très drôle, parfois très angoissant, un page-turner aussi bien pour les adultes que pour les ados (bon, il y a quelques scènes sur la sexualité des ados mais justement, ça les intéresse beaucoup).
  • Un bouquin plus récent : L’ours et le rossignol de Katherine Arden.
    Une relecture de contes traditionnels russes avec une héroïne typique qui se rebelle contre son destin et la condition féminine qui lui est promise, elle va chercher aide et refuge chez les créatures enchantées qui peuplent encore la sauvage contrée où elle vit avec sa famille. C’est là encore un page-turner où l’identification à l’héroïne est automatique, les scènes d’introspection et d’actions se succèdent avec régularité et le bouquin ne cède jamais à la mièvrerie.

Coté Lecture intégrale en classe :

  • Fantômes et farfafouilles de Fredric Brown.
    Un recueil de micronouvelles de S.F./Fantastique/récits horrifiques avec le plus souvent un récit à chute. C’est très varié, aussi bien dans les thèmes que dans les tons, on passe de la nouvelle égrillarde et hilarante (La corde enchantée ou L’Anneau de Hans Carvel) à un suspens culminant dans l’horreur (Cauchemar en bleu).
  • Chromoville de Joëlle Wintrebert.
    Un court roman symbolique et dystopique sur la lutte des classes et le rôle des arts dans une révolution, ça fourmille d’idées et on peut faire travailler les mômes aussi bien sur la place des femmes dans la société que sur le symbolisme des couleurs et de leurs associations.
  • Le premier tome des Seigneurs de l’Instrumentalité de Cordwainer Smith.
    Un recueil de nouvelles de Space-Opera essentiellement avec une poésie mystique omniprésente et une multiplicité de thèmes abordés, mes nouvelles préférées : Pensez bleu, comptez deux, La planète Shayol et Le bateau ivre.

Deuxième partie du dossier : en école privée !

Troisième partie du dossier : à l’étranger !

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