Hérédité

La malédiction dans le sang

Nicolas Winter
Juste un mot
Published in
5 min readJun 20, 2019

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En 2018 débarque aux États-Unis un premier film qui suscite l’engouement de la critique : Hérédité d’Ari Aster.
Totalement inconnu alors, Ari Aster est un jeune cinéaste américain âgé de trente ans qui n’avait jusque là réalisé que des courts-métrages dont le controversé The Strange Thing About the Johnsons.
Et pour se lancer dans le format long, Aster porte son dévolu sur un genre malmené ces dernières années : l’horreur.
Hérédité rassemble le trop rare Gabriel Byrne (In Treatment), la géniale Toni Collette (Litte Miss Sunshine) ainsi que la toujours excellente Ann Dowd (The Handmaid’s Tale).
En face, deux jeunes acteurs : Alex Wolff et Milly Shapiro. Le tout formant une étrange famille accablée par le deuil puisque le film s’ouvre sur un faire-part de décès, celui de leur grand-mère Ellen.

Vie(s) miniature(s)

Hérédité commence donc dans la tristesse.
Dès son premier plan, celui d’une maison en modèle réduit fabriquée par Annie Graham, la mère, Ari Aster pose son cadre familial. Dans cette famille qui semble tout à fait ordinaire, les choses sont bien rangées, les émotions refoulées loin en dessous du réel. Une atmosphère étrange s’installe presque immédiatement, renforcée par la mise en scène feutrée et sombre de l’américain.
Une mère au lourd passé familial, un père passif et presque attentiste, un petite fille creepy et un adolescent taiseux. Rien de très inhabituel et pourtant. Pourtant, loin des miniatures produites par Annie dans son atelier, les choses vont rapidement se compliquer.
Premier tournant, l’apparition d’Ellen, la grand-mère décédé, à sa fille Annie. Puis à sa petite-fille Charlie, qu’elle aimait profondément malgré le fait qu’elle ne soit qu’une fille. Ari Aster fissure lentement la quiétude pesante du deuil et dissémine ses pièges…jusqu’au premier twist, brutal, sanglant, inattendu.
Dès lors, l’unité familiale semble impossible à maintenir et les démons qui attendaient à l’orée sombre resurgissent.

Folie, es-tu là ?

Second tournant, celui de la maladie mentale et de l’inné. Ari Aster retourne son film pour faire douter le spectateur en se concentrant sur le personnage de la mère, Annie — magistrale Toni Collette — qui semble perdre pied avec le double-deuil qu’elle ne parvient pas à gérer.
Hérédité s’oriente-t-il vers le classique dilemme folie-surnaturel ? Oui et non.
L’essentiel ici, au-delà des séances de spiritisme, n’est pas le frisson mais l’effondrement du personnage d’Annie et, par ricochet, celui de sa famille devenue irréparable. À travers le deuil et le sentiment insidieux que quelque chose se trame tant les malheurs semblent s’accumuler sur les Grahams, le réalisateur montre que l’on peut facilement décrocher du réel, quitte à voir des complots et des fantômes partout.
Impressionnant dans sa mise en scène, Ari Aster capture la folie croissante d’Annie en même temps que la destruction mentale de son fils tiraillé entre colère et culpabilité. Sa caméra, lente, ample, carnassière, se jette alors dans un dernier gouffre : celui de l’horreur pure et simple, une horreur que n’aurait pas renié William Friedkin et son Exorciste.

Gloire au démon

Dans son dernier segment, Ari Aster échappe encore au spectateur et transforme la folie paranoïaque d’Annie en une monstrueuse réalité où les cauchemars prennent corps. En ouvrant la porte d’une mythologie païenne terrifiante qui flirte avec le grotesque sans jamais y tomber, l’américain génère un malaise que l’on avait pas connu depuis la première vision de The VVitch de Robert Eggers.
Ne reculant ni devant le gore ni devant le caractère mystique improbable de son intrigue, Hérédité joue les montagnes russes de l’horreur sans jamais recourir au jump-scare si cher à la mauvaise horreur Hollywoodienne habituelle. Ari Aster semble tellement enthousiaste qu’il en fait peut-être même trop mais le résultat est là : Hérédité bouscule et marque, rassemblant tous les petits cailloux semés ici ou là depuis le début pour accoucher d’une monstrueuse séquence finale aux accents Jodorowskyen.

Certainement un peu foutraque et trop long, Hérédité n’en reste pas moins une épatante expérience où se mêle deuil, possession, folie et démonologie. Porté par une Toni Collette proprement épatante, le film d’Ari Aster colle des frissons glacés au spectateurs et impressionne par sa maîtrise formelle de tous les instants.
Dire que l’on attend avec impatience Midsommar, le prochain cauchemar de l’américain, avec impatience relève du doux euphémisme.

Note : 8.5/10

Pour aller plus loin…l’explication [SPOILERS] :

La grand-mère Ellen faisait partie d’une secte païenne avec Joan (Annie les découvre toutes les deux dans l’album familial).
La secte vénère le roi-démon Paimon qui ne peut s’incarner que dans un corps mâle, ce que reflète un pacte passé entre les membres de la secte et le démon en échange de la richesse et de la prospérité. L’âme de Paimon se retrouve cependant dans le corps de Charlie (d’où le fait qu’Ellen l’a traité comme sa fille, la nourrissait et qu’elle regrettait tellement qu’elle ne soit pas un garçon).
Pour parvenir à invoquer Paimon et que celui-ci s’incarne pleinement dans la réalité, il fallait un second rituel qui débute après la mort d’Ellen et après l’échec pour incarner Paimon dans le corps du frère d’Annie (qui mentionne sa schizophrénie et sa mort à son cercle d’entraide). Il faut un hôte mâle faisant partie de la lignée directe d’Ellen et suffisamment brisé pour accueillir l’esprit qui le remplacera.
Il est ici à noter qu’Annie doit, inconsciemment, avoir conscience de la nature potentiellement maléfique de sa progéniture et du rôle que jouera Peter puisqu’elle essaye de les brûler vifs lors d’une crise de somnambulisme puis révèle à Peter qu’elle ne l’a jamais voulu et qu’elle a tenté d’avorter (sans parler de la tentative d’étranglement finale).
Lorsqu’Annie est elle-même possédée dans le dernier segment, elle entraîne Peter dans le grenier et le pousse au suicide en se jetant par la fenêtre.
Face contre terre, l’âme de Charlie-Paimon pénètre dans le corps de Peter avant qu’il ne se dirige dans la cabane du jardin pour y retrouver une statue de Paimon constituée à partir de la tête de Charlie. Couronné par Joan et devant l’assemblée de fidèle, ayant enfin un corps mâle pour hôte, Paimon s’incarne pleinement.
On peut supposer également que la formule donnée par Joan à Annie avait pour but d’incarner l’âme de Charlie dans le corps de Peter mais que celui-ci, pas encore assez brisé, l’a laissé s’incarner (temporairement) dans la personne la plus brisée présente alors : Annie.

Pour aller (encore) plus loin, découvre notre dossier sur les 10 films d’horreur méconnus à ne pas rater !

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