Interview Chris Vuklisevic

Premiers jours d’une autrice audacieuse

Nicolas Winter
Published in
22 min readApr 1, 2021

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Bonjour Chris Vuklisevic, on m’a dit que tu avais vécu une sacrée histoire récemment… en remportant le concours organisé par Folio-SF à l’occasion de ses 20 ans et permet ainsi la publication de ton premier roman : Derniers jours d’un monde oublié.
Avant d’en causer en long en large et en travers, qui es-tu et que fais-tu dans le vrai monde véritable de la réalité ?

Dans ce qui est censé être la réalité réelle, j’ai 28 ans et je vis à Paris.
J’ai grandi à Antibes, ville qu’on connaît généralement pour les dauphins de Marineland, ou bien en tant que terre natale de Guillaume Musso, au choix. J’ai quitté la Méditerranée il y a 10 ans pour poursuivre mes études à la Sorbonne. Aujourd’hui, je suis rédactrice en chef d’une revue qui parle de littérature et de culture adolescentes aux enseignants et aux bibliothécaires.

Qu’est-ce qui t’a attiré vers la tenue d’une revue de ce genre et que penses-tu justement de l’évolution des adolescents envers la littérature ?
Que penses-tu du rôle des bibliothécaires et des enseignants dans la lecture chez les jeunes ?

J’ai toujours été attirée par les paralittératures — tous ces livres qui n’ont pas leur place dans les prix prestigieux et à la Grande Librairie, en gros (sauf une fois par an, pour l’émission spéciale enfants où on invite toujours Daniel Pennac). Le point commun entre des genres comme la fantasy, le polar, la romance ou encore la littérature jeunesse, c’est qu’ils ne correspondent à une certaine vision du prestige social.
En France, les livres valorisés socialement et médiatiquement sont généralement en prise avec le réel (problématiques intimes, sociales, politiques) et expérimentaux ou originaux dans leur forme (l’intrigue compte moins que le style). Tout ce qui a trait à l’enfance, à l’imaginaire, au fantasme, à l’évasion, est dénigré : ce n’est pas assez intellectuel, pas assez adulte, pas assez esthétisant. C’est considéré comme un simple divertissement puéril, donc pas très digne d’intérêt pour de grandes personnes sérieuses.
(D’ailleurs, un certain pan de la SF est de plus en plus légitimé par les instances culturelles, car il soulève des problématiques contemporaines à travers l’imaginaire, et prend un tournant esthétisant dont Alain Damasio, par exemple, est un éminent représentant.)
On a là un point de vue très français et contemporain.
Ursula K. Le Guin développe à merveille ces points communs entre littératures de l’imaginaire et littérature jeunesse dans son essai Le Langage de la nuit (publié en français aux Forges de Vulcain.)

Ursula K. Le Guin et son essai publié aux éditions Aux Forges de Vulcain

En ce qui concerne les adolescents et la lecture, c’est un tout autre sujet.
On entend partout que les « ados ne lisent plus » et que c’est une catastrophe civilisationnelle. D’abord, c’est faux : ils passent leur TEMPS à lire.
Des articles, des posts, des snaps, des forums, des descriptions de vidéos YouTube, des sous-titres de séries en VO… Si on parle de littérature, oui, c’est vrai, ils lisent moins qu’avant. Mais les adultes aussi. On a de plus en plus de divertissements (bonjour Netflix et Instagram), et les journées font toujours 24h. Les quadras, parents d’ados, passent au moins autant de temps sur Facebook que ce que leurs ados passent sur Tik Tok !

Là où la lecture de fiction a son importance par rapport aux autres formes de lecture, c’est qu’elle stimule une empathie fondamentale pour se construire en tant qu’être humain. Elle offre la possibilité de se mettre dans la peau de personnages qu’on regarderait comme des abrutis ou des fous dans la réalité, et de saisir ce qui les pousse à être ce qu’ils sont. Ce qui n’amène pas forcément à être plus tolérant (je déteste ce mot), mais à se rendre compte qu’on n’est pas meilleurs que ces autres. Que dans les mêmes circonstances, avec les mêmes émotions, peut-être qu’on agirait pareil (ou peut-être pas). Ce qui pousse à éviter de s’ériger en parangon de la morale face à tous ceux qui pensent différemment de soi. Les ados en ont besoin pour devenir des êtres humains décents — et pas que les ados, d’ailleurs, quand on voit tous les adultes qui se permettent de bannir de l’espèce humaine et d’insulter copieusement quiconque s’écarte de leur vision du monde. Mais les jeunes sont, eux, en pleine construction de leur identité. Il est encore temps de les empêcher de rejoindre le groupe des fameux adultes qui se croient au-dessus des autres… La fiction peut les aider à comprendre la multiplicité des points de vue et des vécus humains, grâce à la littérature. Il faut bien que quelqu’un leur mette ces livres dans les mains et leur donne envie de les lire ; c’est là que les médiateurs, enseignants et bibliothécaires, mais aussi parents, animateurs et accompagnants de toutes sortes, ont un rôle crucial à jouer.

Le Match de 2021 ?

La fiction comme moteur d’empathie donc… penses-tu qu’un auteur se doit d’écrire des personnages qui ne lui ressemble pas pour véhiculer cette empathie justement ?
Ou doit-on limiter les champs thématiques de certains auteurs qui ne seraient pas assez «
compétents » pour cela ?

Je crois surtout que l’auteur, dans la phase de création, fait absolument ce qui lui plaît : il ne doit rien du tout. Il peut écrire des personnages qui sont des reflets de lui-même ou qui n’ont rien en commun avec lui, selon son projet créatif. Bien souvent, la réalité va se trouver quelque part entre les deux, dans une posture à la fois de proximité et de distance avec le sujet et les personnages. Cette distance est nécessaire pour écrire, même de l’autobiographie. Sans elle, il n’y a pas de narration possible. Il faut ce recul pour s’extraire de son vécu brut, le prendre pour matériau et le modeler, le transformer en récit.

Quant à la proximité, elle peut venir de beaucoup de facteurs différents, et elle se travaille. Dans Derniers jours d’un monde oublié, par exemple, j’ai écrit le personnage d’un vieux marchand, très riche et puissant. Il s’avère que je n’ai encore jamais été vieille, que je ne serai probablement jamais un homme, ni quelqu’un de puissant. Très riche, peut-être un jour, je me le souhaite !… En tout cas, écrire un tel personnage demande un déplacement complet, une incursion dans un esprit et des émotions qui ne m’appartiennent pas. Pour trouver ma proximité avec ce personnage, pour entrer en empathie avec lui, j’ai dû chercher notre expérience commune. En l’occurrence, cet homme est né dans la misère absolue et s’est élevé au plus haut de la société. Il a acquis les codes de ce monde sophistiqué, mais il n’en vient pas, et il se le rappelle constamment. Je n’ai pas vécu une ascension aussi spectaculaire. Mais je sais ce que signifie être une transfuge de classe : je travaille dans un monde de la culture dont je n’ai a priori pas les goûts ni les codes, il me manque la moitié des références cinématographiques de mes collègues, je ne sais jamais comment me comporter lors des événements presse où tout le monde se connaît — bref, dans le cours normal des choses, je sens bien que je n’aurais jamais dû être rédactrice en chef d’une revue littéraire à Paris.
Pour écrire mon personnage de vieux qui tente de maintenir un statut qu’il a arraché, j’ai travaillé à partir de ce ressenti commun. Et cette résonnance particulière avec ma propre expérience me permet de créer un personnage singulier ; une autre écrivaine aurait modelé ce même personnage différemment, car elle se serait trouvé une autre empathie avec lui.

À l’inverse, mon personnage de jeune pirate, Erika, est une jeune femme blanche dont on pourrait imaginer qu’elle a bien de plus de points communs avec moi. Mais c’est sans doute celle qui a exigé le plus de recherches de ma part. J’ai dû me documenter sur la navigation, la vie des pirates, la place des femmes dans ce microcosme particulier… Même si en apparence elle peut sembler proche de mes caractéristiques sociodémographiques (sexe, âge, origine, etc.), je n’ai en réalité pas grand-chose de commun avec elle.

Il me semble qu’on peut faire ce travail (décalage hors de soi et documentation, recherche de points communs) avec n’importe quel personnage, tant qu’on croit à une certaine universalité de l’expérience humaine. Et je ne vois pas trop, d’ailleurs, comment on peut faire de la littérature si on ne croit pas à cette universalité-là. Si on est persuadé que chacun n’est capable d’écrire que ce qu’il est, de s’identifier uniquement aux personnages qui lui ressemblent, comment peut-on adhérer à l’idée même de fiction ?

Ensuite, ce peut être raté, bien sûr. Si j’ai mal fait mon travail, mon texte pourra sembler caricatural ou déplacé aux yeux d’un vieux lecteur riche né dans la misère. Ça signifierait que je ne suis pas allée assez loin dans ma démarche d’empathie ou dans mes recherches — qui peuvent être nécessaires quand on écrit certains personnages, qui viennent d’autres époques ou d’autres cultures existantes, par exemple. En revanche, si le personnage est crédible et bien écrit, je n’accepterai pas qu’on me dise que je n’ai pas le droit de le créer car je ne suis pas assez « compétente » pour cela, n’étant pas moi-même un homme, ni vieille, ni riche. Et ça vaut pour toute autre caractéristique. Je suis bien plus que ce que mon âge, mon sexe, ma couleur de peau, mon statut social laissent voir de moi — et les lecteurs aussi. Nous sommes des êtres humains reliés par des vécus intimes communs, au-delà de ces étiquettes superficielles. C’est sur cette profondeur-là que travaillent les auteurs. Je crois que c’est la seule compétence qu’on peut exiger d’eux — et c’est déjà beaucoup.

Quel(le)s auteurs/autrices t’ont marqué/influencé durant ta vie de lectrice ?

Je ne vais citer presque que des auteurs de best-sellers parce que bien souvent, s’ils se vendent autant, c’est parce que ce sont les meilleurs (manière de dire que je n’ai pas des goûts très originaux).
Jusqu’à mes 13–14 ans, j’ai dévoré des centaines de livres dans ma petite bibliothèque municipale sans vraiment avoir la notion d’œuvre, et donc sans savoir ce qui était a priori remarquable ou pas (j’ai dû lire plein de « classiques » sans savoir que c’en étaient). Je me rappelle surtout les contes, les histoires de fantômes et de sorcières, les Chroniques de Narnia, les polars d’Agatha Christie, les pièces de Pagnol.

À 15 ans, sur le tard, je lis d’un coup tous les Harry Potter au moment de la sortie du 7e tome. Révélation — suivie d’un deuil horrible. En parallèle, j’entre en poésie avec Louis Aragon grâce à Mme Falcou, ma prof de français de 1ère (encore aujourd’hui, je considère Aragon comme mon âme sœur absolue).
À 16 ans, je découvre L’Assassin Royal de Robin Hobb.
Nouvelle illumination. Plus tard, comme tant d’autres, je tombe sur la série Game of Thrones ; pour patienter entre deux saisons, je me plonge dans la saga de George R.R. Martin. Coup de foudre prolongé pour cet auteur génial (un peu trop génial, même, pour son propre bien).

Plusieurs auteurs français (et vivants) m’ont également marquée du côté des rayons jeunesse, même si je les ai découverts adulte : Jean-Claude Mourlevat et son bouleversant Chagrin du roi mort, Clémentine Beauvais et son humour teinté de poésie, Timothée de Fombelle et son onirisme mélancolique…

Entrons maintenant dans le vif du sujet : Derniers jours avant la fin du monde !
Comment l’idée de ce roman t’est-elle venue et pourquoi as-tu choisi un monde fantasy pour ton premier ouvrage ?

Difficile de retracer une idée qui remonte à une dizaine d’années…
C’est plutôt un agglomérat d’idées successives, remodelées les unes par les autres au fil du temps et de mes changements — on n’est plus trop la même personne à 18 et à 28 ans ! Au tout début, c’était un roman pour préados, coloré et marrant, dans lequel un garçon comprenait que son village était enfermé depuis des siècles dans une sorte de boucle temporelle. Pour en sortir, il fallait faire revenir le village sur l’île à laquelle il appartenait, elle aussi enfermée dans une faille temporelle et devenue invisible aux yeux du monde. J’ai passé des années à retravailler les 30 premières pages de ce roman qui n’allait nulle part. J’ai eu le temps d’évoluer, de grandir. Ma référence principale et ultime dans la fantasy est passée peu à peu de Harry Potter au Trône de fer — léger changement d’ambiance, donc. (Ce qui répond un peu à la deuxième partie de ta question : parce que j’étais une énorme Potterhead.)

Finalement, de cet embryon originel n’est restée que cette île coupée du monde. Derniers jours d’un monde oublié débute lorsque cette île réapparaît, après 300 ans d’invisibilité. Un peu comme si le petit héros de ce roman jamais écrit avait réussi sa mission, et que Derniers jours d’un monde oublié était la suite adulte de ce préquel pour la jeunesse qui n’a jamais vu le jour, (NB : mieux vaut éviter de mettre Derniers jours d’un monde oublié entre les mains de préados, il ne reste vraiment RIEN de la version jeunesse. Du tout.) J’ai construit cette île comme un décor de western spaghetti, mélangé aux montagnes rouges de l’Estérel près desquelles j’ai grandi, dans le Sud-est de la France.
Je l’ai peuplée de personnages que j’ai voulus étranges, à la fois cruels et terrifiés, monstrueux et profondément humains, prêts à tout pour se protéger face à l’arrivée d’étrangers sur leur île pour la première fois depuis des siècles.

Parmi ces personnages, nous avons un vieux marchand, Arthur Pozar, sorte de corporatiste en chef de la guilde des feutier qui garde jalousement son don et qui profite de la misère des autres qu’il a pourtant connu lui-même.
Une belle façon d’aborder l’un des thèmes favoris du roman : la peur de l’ouverture au monde
(et aux autres marchés) ?

Au-delà du système que représente Arthur, j’ai voulu explorer ce qui joue dans la psychologie de cet homme né dans la misère la plus totale, et qui s’en est extrait grâce à un peu de talent, beaucoup de ruse et un impitoyable esprit de revanche. J’ai souhaité aller au-delà des catégories dans lesquelles on le classerait automatiquement dans la réalité : capitaliste machiste, financier véreux… En résumant une personne à ces étiquettes faciles, on en fait un monstre, on la sort de l’humanité. On s’estime tellement différent (et supérieur) qu’on refuse de voir ce qu’elle peut nous renvoyer comme reflet de nos propres vices ; c’est bien plus confortable ainsi.

Arthur Pozar est un vieil enfoiré prêt à écraser n’importe qui pour parvenir à ses fins, mais j’ai malgré tout beaucoup de tendresse pour lui. Parce qu’il a fondé son identité sur sa richesse et son pouvoir, il est incapable de les dépasser, même quand il sait qu’il est en train de ruiner tout le reste. Il est prisonnier de son propre système. Il ne voit pas le respect et l’amour qui lui portent certains au-delà de ces choses superficielles ; il méprise et rejette ceux-là mêmes qui pourraient être son salut. Sans sa fortune, il a l’impression qu’il n’est plus rien, qu’il redeviendra le garçon anonyme et pouilleux né dans un bidonville. S’il a en horreur les miséreux, c’est que, contrairement à un riche de naissance, il n’a pas tendance à idéaliser les pauvres gens pleins de bonté et de bon sens. Il ne veut plus rien avoir à faire avec eux et leur monde car il le connaît trop bien. Il écrase donc ceux avec qui il a grandi, parce qu’il fait tout pour oublier qu’il aurait pu leur ressembler. Et pourtant, Arthur sait qu’il n’appartiendra jamais vraiment au monde sophistiqué dont il a forcé la porte. On ne le tolère qu’à cause de l’empire commercial qu’il s’est construit, sans se priver de lui afficher un mépris non dissimulé. Ce qui renforce son complexe d’infériorité, le poussant à recourir à des stratégies toujours plus extrêmes pour prouver et maintenir son statut… Dans le roman, je le pousse peu à peu dans ses retranchements, jusqu’à le dépouiller absolument de tout, pour voir comment réagit quelqu’un dont les béquilles identitaires se brisent l’une après l’autre.
Que reste-t-il d’un tel homme quand tous ses artifices sont tombés ?
Mis à nu et démuni, qui est-il, s’il est encore quelqu’un ?

Et cela semble être un peu la même chose avec des personnages comme Kreed ou…la Main !
Peux-tu nous en dire davantage sur cette dernière d’ailleurs, certainement l’une des grandes réussites de ton roman, et sur les Phalanges qui l’accompagnent ?

La Main, qu’on appelle aussi sur l’île « la sorcière », est une figure de faucheuse que certains croient immortelle. Personne ne sait qui se cache sous la longue robe noire, les gants, les masques, mais tout le monde en est terrifié. Car la Main a une mission sur Sheltel : éviter l’extinction, la surpopulation et la consanguinité, les trois grandes menaces d’une humanité réduite à quelques familles sur une petite île au milieu de l’océan. Elle consigne donc, grâce à d’immenses registres codés, la généalogie de chaque habitant — la vraie généalogie, avec ses adultères, ses bâtards cachés, ses inavouables trahisons. Elle en garde le secret et elle contrôle, grâce à cette connaissance, qui a le droit ou non de se marier, de se reproduire, de vivre ou de mourir. Si un enfant naît, elle vient s’assurer qu’un vieux meurt au sein du foyer pour compenser la place qui est prise.

Pour l’aider dans ses missions, la Main est accompagnée de ses cinq fidèles phalanges. « Fidèles » est un euphémisme : ce sont cinq jeunes gens fanatiques, que la sorcière a sauvés d’une vie de misère, et qui lui sont entièrement dévoués. Deux de ces phalanges, Pouce et Index, sont les sages-femmes de l’île ; ils accompagnent toutes les naissances et signalent les éventuels bébés malsains. Majeure et Anneau apportent la mort là où elle doit survenir, s’assurant ainsi que l’équilibre démographique et la pureté du sang sont maintenus. Enfin, Petit, encore un enfant, sert d’assistant et d’espion à la Main.

Mais tout cet apparat et ce pouvoir ne sont qu’une façade. Derrière leurs masques et leurs noms d’emprunt, ils ont presque tout quelque chose à cacher. Or, le jour où les étrangers arrivent avec leur sang nouveau, le monde entier ouvert à leur suite, la fonction même de la Main est menacée. Pour garder intacts ses masques et ses secrets, la sorcière va devoir s’associer à Arthur Pozar, qu’elle déteste, mais qui est déterminé comme elle à maintenir le statu quo sur l’île.

Dans ton roman, c’est aussi l’arrivée des pirates qui va remettre tout en cause sur Sheltel. L’ouverture à un monde nouveau semble une chose aussi difficile… que nécessaire selon toi ?

Tout dépend de ce que ce monde nouveau réserve… Quand les cochers du XIXe siècle ont vu arriver la voiture mécanique, ils avaient sans doute de bonnes raisons d’avoir peur. Et c’est exactement ce qui arrive à la Main et à Arthur Pozar : leur vie entière repose sur les systèmes d’un monde figé.
En l’occurrence, les pirates qui débarquent dévoilent un univers recelant tellement d’inconnues qu’il est impossible, pour les habitants de l’île, de deviner s’ils doivent l’embrasser ou s’en protéger. Le problème, c’est qu’au lieu d’essayer de comprendre, d’aller poser des questions, de faire de ces étrangers des partenaires pour affronter le monde qui va inévitablement finir par leur tomber dessus, la plupart des personnages ont un réflexe très humain : la peur et le repli.
Et c’est finalement ce qui va les mener à leur perte. C’est bel et bien à cause de leur propre panique que tout va s’écrouler, et pas à cause d’une bande de loups de mer érigés en figures diaboliques, mais en réalité un peu perdus et très assoiffés.

Qu’en est-il de la préoccupation écologique dans ton roman ?
On y cause quand même surpopulation, ressources limitées et importance de l’accès à l’eau…

Dans le sud de la France d’où je viens, comme dans toute région aride, l’accès à l’eau a longtemps été un vrai problème. La sécheresse qui sévit sur l’île est d’abord un clin d’œil à L’Eau des collines de Marcel Pagnol (diptyque qui rassemble Jean de Florette et Manon des sources). C’est l’histoire terrible d’un homme qui va mourir en s’épuisant à aller chercher de l’eau chaque jour. En réalité, il y a une source sur son terrain, mais des villageois ambitieux et jaloux de cet étranger venu d’ailleurs (en réalité, de la ville à quelques kilomètres de là) ont bouché sa source pour qu’il parte et laisse l’eau aux gens « du pays ». On retrouve là plusieurs ingrédients de Derniers jours d’un monde oublié : un vieil ambitieux, un problème d’accès à l’eau, le repli sur soi face à un étranger, et des gens qui vont mourir, pas tant à cause de la sécheresse que des bassesses humaines.

En haut : Marcel Pagnol (©INA); en bas : Neal Shusterman (©VALLERY JEAN/FILMMAGIC)

Ensuite, le problème de l’eau est un excellent intensificateur d’enjeux narratifs. L’absence d’eau lance automatiquement un compte-à-rebours de quelques jours avant qu’une société s’effondre. C’est ce qui est décrit dans le roman Dry de Neal Shusterman, qui m’a beaucoup marquée. On y suit des ados qui tentent de survivre pendant un tap out (coupure totale d’eau courante) aux États-Unis. Cela donne des scène atroces qui m’ont inspirée pour mon roman — comme, par exemple, le moment où Arthur croise une fillette qui vend très cher une gorgée de son urine… et trouve des clients.

Le problème, c’est que la lecture de Dry a déclenché une seule action chez moi. Et ce n’est pas d’arrêter de boire du Coca ou de prendre des douches moins longues, mais juste d’avoir constamment un pack d’eau planqué dans mon appartement… Je ne sais pas si la fiction, aussi glaçante soit-elle, peut susciter des engagements forts sur le long terme si elle ne résonne pas avec des questionnements déjà matures chez le lecteur. En revanche, elle peut faire naître ces questionnements, pousser à la réflexion. J’ai donc voulu soulever la problématique de la ressource en eau, même si je n’ai aucune réponse à y donner, parce qu’elle ne va pas tarder à nous tomber dessus dans le réel — et de façon assez violente, j’en ai bien peur.

Qu’est-ce que l’on ressent, au final, quand on est sélectionnée pour une publication de son roman et quelle a été ta réaction quand Pascal Godbillon te l’a annoncé ?
Y-a-t-il eu beaucoup de travail avant la publication ?

C’était un moment vraiment étrange. D’après le site du concours de Folio SF, le gagnant devait être contacté en juillet et annoncé en octobre. Donc, au 1er août, n’ayant pas de nouvelles, je passe à la suite : je reprends le manuscrit, effectue de nouvelles corrections, l’envoie à plusieurs bêta-lecteurs, commence à dresser la liste des autres éditeurs à qui je pourrais l’envoyer. Alors quand mon portable a sonné fin septembre, et que Pascal Godbillon, l’éditeur de Folio SF, m’a annoncé que mon manuscrit avait remporté le concours, je suis restée complètement stupéfaite. Sans vouloir faire ma lauréate des Césars, je ne m’y attendais pas du tout ; compte tenu des délais annoncés, j’étais certaine que c’était terminé et derrière moi. D’ailleurs, j’avais même supprimé le fichier envoyé à Folio SF et gardé uniquement la version corrigée a posteriori, si bien qu’ensuite, Pascal Godbillon a dû pointer une à une toutes les modifications entre les deux versions… (Désolée Pascal !)

Pascal Godbillon (© OLIVIER DION), directeur de la collection Folio-SF

Comme j’ai corrigé et fait relire le manuscrit à mes super bêta-lecteurs, il s’était déjà amélioré entre l’envoi au concours et le début du travail éditorial. Pascal Godbillon n’est pas très interventionniste, il a tenu à respecter le texte tel qu’il avait été conçu. Bon, j’ai tout de même dû retirer deux-trois mots de patois provençal qui dénotaient trop, et j’ai pinaillé sur quelques virgules. Mais le plus gros du travail, c’est l’équipe de Folio SF qui l’a réalisé et le réalise encore : les représentants qui défendent le livre auprès des libraires, les relecteurs et correcteurs qui ont fait un boulot remarquable (ils ont repéré de ces détails !), le typographe qui a travaillé sur la mise en forme du texte (ce qui n’était pas simple car il y a plein de bribes de documents divers à mettre en page d’une certaine manière), l’illustrateur Alain Brion qui a créé la superbe couverture, l’attachée de presse et la chargée des événements qui promeuvent le livre, l’assistante de Pascal qui a coordonné toute une partie de ce travail, Pascal bien sûr qui est mon interlocuteur principal, et sans doute beaucoup d’autres personnes que je ne connais pas mais qui œuvrent pour que ce roman rencontre ses lecteurs. Je suis sincèrement reconnaissante d’être si bien accompagnée par une équipe aussi professionnelle, présente et enthousiaste.

Penses-tu revenir dans l’univers de Derniers jours d’un monde oublié ?
De façon plus générale, quels sont tes autres projets en cours ?

Derniers jours d’un monde oublié a vraiment été conçu comme un roman unique. Même si la fin pourrait le laisser penser, ce n’est pas une ouverture qui se laisse la possibilité de continuer l’histoire juste au cas où il y aurait un filon à tirer… J’ai quelques idées pour explorer le personnage de Kreed, la capitaine pirate, qui reste secondaire dans le roman ; mais je n’ai rien écrit et n’ai pas l’intention de le faire tout de suite. Mon projet en cours est un autre roman, très différent, plutôt du côté du réalisme magique. Il s’intitule pour l’instant Et je prépare moi-même le thé pour les fantômes, d’après le vers d’un poème sud-américain de Mario Quintana.

Mario Quintana

Pour finir, que dirais-tu aux jeunes auteurs et autrices qui, comme toi récemment, rêvent d’être publiés ?

Force et honneur…
Je suis un tout bébé auteur, je ne me sens pas en position de donner le moindre conseil.
D’autant que c’est vraiment dur parfois de persévérer dans l’écriture, sans savoir si quelqu’un nous donnera un jour la chance de faire entendre nos histoires. C’est dur pour l’ego, certes, mais aussi pour la créativité. Il y a des moments où je me suis demandé, pourquoi passer encore une soirée de plus sur ce projet qui n’aboutira sans doute jamais ?
Et si j’étais en train de perdre mon temps ? Est-ce que je ne ferais pas mieux de fermer l’ordinateur et d’aller profiter de la vie ?
Pendant une bonne partie de l’année 2019, je n’ai pas écrit un mot de fiction, parce que ma motivation interne avait disparu. J’entends souvent qu’il faut écrire avant tout pour soi, pour le plaisir, que la publication n’est qu’une étape du processus, et pas la fin et l’aboutissement de tout. C’est entièrement vrai, mais parfois ça ne suffit plus. De mon côté, j’ai eu la chance de voir une de mes nouvelles distinguée par le prix du Jeune Écrivain en 2020. Cette première validation extérieure d’une instance légitime m’a redonné du courage, en me disant « tu vois, ça vaut le coup, ça peut le faire ».
Et c’est ce qui m’a donné envie de me replonger dans le manuscrit chaotique de Derniers Jours d’un monde oublié, a priori destiné à rester aux oubliettes. Si vous êtes un jeune auteur ou une jeune autrice, je vous souhaite sincèrement de recevoir cette reconnaissance, ne serait-ce que d’une personne, qui vous pousse à continuer à croire que, oui, vos histoires méritent d’être lues.

« Si on est persuadé que chacun n’est capable d’écrire que ce qu’il est, de s’identifier uniquement aux personnages qui lui ressemblent, comment peut-on adhérer à l’idée même de fiction ? »

— — Le point de vue de l’éditeur :

Pascal Godbillon

Quel a été ton ressenti à la première lecture du roman de Chris Vuklisevic lors du concours ?

C’était très agréable. Et rassurant !
En lançant le concours, j’avais peur que nous ne trouvions pas de manuscrit publiable, ce qui aurait été très décevant. Et là, très vite, j’ai compris que si ce manuscrit devait être le gagnant, je n’aurais pas honte de le publier. Parmi les finalistes, c’était le cas pour… disons deux manuscrits et demi, à des degrés divers. Donc, mon premier réflexe, ça a été quelque chose comme : « Ouf ! ». Mais, évidemment, il y avait aussi le plaisir de lire une chouette histoire, bien construite, bien écrite… Bref, le ressenti a été très positif !

Comment s’est passé le travail d’édition en vue de la publication finale ?

Ce fut à la fois facile et pas évident ! Facile parce que Chris était vraiment partante pour faire tout le travail nécessaire. Mais quand je lui ai demandé le fichier Word — j’avais lu le texte sur PDF et le Word est plus facile pour travailler -, elle m’a expliqué qu’elle avait déjà corrigé le roman suite à des beta lectures et n’avait plus la première version ! D’un côté, c’était une erreur de débutante plutôt marrante, mais de l’autre, ça n’allait pas être simple pour y retrouver mes petits dans le texte. Notamment, Chris avait modifié l’ordre de certains chapitres, au début. Et pas mal d’autres (plus ou moins) petites corrections. Donc, difficile de m’y retrouver. En revanche, l’aspect extrêmement positif, c’est que les nombreuses corrections faites par Chris amélioraient sensiblement le texte, et allaient, la plupart du temps, dans le sens des remarques que je comptais lui faire. Au final, c’était vraiment que du bonheur : il me restait peu de choses à faire et ça confirmait que Chris allait dans le bon sens. Notamment, elle savait précisément ce qu’elle faisait, en termes d’écriture et d’histoire. Bref, ça a été une période intense, parce qu’il fallait qu’on soit prêts dans les temps, mais ça a aussi été extrêmement agréable d’accompagner Chris dans la gestation de son premier roman.

Quel bilan tires-tu du concours pour les 20 ans de Folio-SF ?

Comme je l’ai déjà dit, j’étais très inquiet. C’est plutôt dans ma nature, mais là je me disais : « On va pas avoir de manuscrit. »
Bon, au final on en a eu dans les 300 (j’ai déjà dû dire 200 quelque part et je me suis fait enguirlander, c’est bien un peu moins de 300), et ça, c’est forcément une première réussite. Au fur et à mesure que les manuscrits arrivaient, je me disais : « Oui, bon, OK, super, on reçoit des manuscrits, mais à tous les coups, va pas y en avoir un seul qui soit un minimum bien. » Vraiment, le type hyper positif !
Mais, là encore, les personnes qui lisaient les textes me rassuraient, me disaient que tout n’était pas parfait, mais qu’ils avaient du mal à choisir.
Bref, plus les choses avançaient, plus j’étais rassuré. Cela étant, même à la veille des délibérations, alors que j’avais lu les cinq finalistes et que je savais qu’on aurait un gagnant dont je serais fier, je me disais : « Oh la, la, la, si les jurés ont détesté tous les textes, comment on fait ? »
Et… Bon, bref, le stressé de service. Tu es bien placé pour savoir que les délibérations se sont bien passées et… voilà, le roman est en librairie et va maintenant aller à la rencontre des lecteurs, les plus nombreux possible, j’espère !

Chris Vuklisevic

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→ Retrouvez la critique de Derniers Jours d’un monde oublié de Chris Vuklisevic !

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