Interview Guillaume Chamanadjian

L’Aventurier de la Cité

Nicolas Winter
Published in
21 min readJun 1, 2021

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Bonjour Guillaume Chamanadjian, voilà maintenant des mois que le sémillant David Meulemans nous annonce la sortie de ton premier roman, Le Sang de la Cité, qui ouvre le double-cycle de la Tour de Garde écrit avec Claire Duvivier. Avant toute chose, que fais-tu dans la vie réelle et comment es-tu tombé dans le chaudron littéraire ?

Bonjour Nicolas, je vais d’abord répondre à la deuxième question, car il y a un lien de cause à effet avec la première.
Sans surprise, je suis tombé dans le chaudron littéraire par la lecture. J’ai grandi dans une vaste maison dans la campagne du sud de la France. Il n’y avait pas grand chose à faire dans les environs, mais mes parents possédaient une immense bibliothèque, en partie héritée de mes arrière-grands parents. Des classiques : tout Alexandre Dumas, Sir Walter Scott, Jules Barbey d’Aurevilly… des récits de chevalerie et de panache en reliure cuir que je dévorais les week-ends, vautré sur une montagne de coussins. Puis peu à peu, je suis tombé dans les polars que lisaient mes parents. Tous les romans d’Agatha Christie en premier lieu, puis les thrillers sanglants qu’ils rangeaient tout en haut de la bibliothèque. Je lisais tout ce qui me tombait sous les yeux. A l’adolescence, j’ai découvert les mangas et la BD grâce à une excellente librairie spécialisée dans ma ville. J’y ai d’ailleurs travaillé un temps en tant que libraire, quand j’étais étudiant.

Alexandre Dumas, Sir Walter Scott et Jules Barbey d’Aurevilly

C’est donc assez naturellement, quand il a fallu faire quelque chose de mon baccalauréat, que je me suis orienté vers les métiers du livre. J’ai quelques petites expériences en tant que libraire, comme dit plus haut. Et aujourd’hui, je travaille au sein d’une structure de diffusion du livre, c’est à dire la force commerciale qui défend les ouvrages des éditeurs en librairies. J’analyse le marché du livre au quotidien, sur les deux secteurs qui me tiennent le plus à cœur : la littérature et la bande dessinée.
C’est une véritable chance, j’en ai conscience, d’avoir un métier en lien avec ma passion. Même s’il est vrai que j’ai paradoxalement beaucoup moins de temps pour lire aujourd’hui.

Quel est le travail d’un diffuseur justement ? Qu’apporte-t-il dans la chaîne du livre ?

Le diffuseur est la force de vente de l’éditeur. Le cœur de notre activité, ce sont des commerciaux qui sillonnent la France et vont voir les points de vente du livre (librairies, Fnac, hypermarchés, maisons de presse…) pour tout à la fois passer l’enthousiasme de l’éditeur sur ses textes, et défendre ses catalogues pour que chaque titre rencontre son public.
On a coutume de dire que notre métier est de mettre le bon livre au bon endroit (ça ne sert par exemple à rien de mettre des ouvrages universitaires en supermarchés), et dans les bonnes quantités (pas assez d’exemplaires d’un titre et on perd des ventes, trop d’exemplaires d’un titre et la librairie nous renverra les invendus).

Une équation complexe, multipliée par le nombre de catalogues que défend le diffuseur : dans notre cas par exemple, nous nous occupons des ouvrages de plus de 200 maisons d’édition, aussi bien des éditeurs grand public que des petites structures qui font des ouvrages très pointus. Et bien sûr, il faut tenir compte de la multiplicité et de la variété des points de vente du livre : ils sont plus de 15 000 en France, depuis le supermarché du coin à la grande librairie de centre ville, en passant par les enseignes type Truffaut, les maisons de la presse… un tissu de librairies très dense, qui constitue pour part ce qu’on appelle l’exception culturelle française.
Notre position centrale au sein de la chaine du livre, entre éditeurs et libraires, nous permet d’apporter une vision structurelle au sein d’un secteur foisonnant.

Pourquoi avoir tranché pour un roman et pas, par exemple, une bande-dessinée pour ton premier ouvrage ?

Honnêtement, la question ne s’est même pas posée, le choix s’est aussitôt imposé. J’aime énormément la BD mais je ne parvenais pas à imaginer ce projet en particulier sous la forme d’un album. Étrangement, dans le domaine de l’imaginaire, je trouve que le roman est plus immersif. Il permet plus de liberté en terme de narration et des variations de rythmes plus marquées. Avec Claire Duvivier, nous voulions que chacun de nos personnages principaux se coule immédiatement dans sa ville, fusionne avec elle, et ce sans pour autant que nous tombions dans les travers d’un world-building trop descriptif. La narration avant tout. Et le roman nous a paru le meilleur moyen pour parvenir à ce résultat.

La BD, comme dit Will Eisner, c’est un art de la séquence. Des instantanés en illustrations qui laissent à l’imagination du lecteur uniquement les interstices entre les cases (les gouttières). Dans le cadre d’un projet qui se situe dans un monde imaginaire, en tant que lecteur j’ai toujours trouvé cet espace trop étroit. D’ailleurs, il y a très peu de BD de fantasy dans notre bédéthèque, et toutes celles que je relis avec plaisir font un pas de côté par rapport au genre : Bone de Jeff Smith, ou De Cape et de Crocs d’Alain Ayrolles et Jean-Luc Masbou.

Comment s’est passé la genèse de ce projet avec Claire Duvivier et David Meulemans ?

Il n’y a pas eu une seule genèse, mais des points d’origine multiples. Je dirais tout de même que tout est parti d’un voyage avec Claire Duvivier. En 2013, nous avons fait une virée en train en Toscane, et plus particulièrement à Sienne. Entres visites et expositions, nous nous sommes complètement pris au jeu de cette ville incroyable. Sienne est divisée en quartiers, les contrade, chacun représenté par un animal et possédant une fontaine et une église à son effigie. Nous avons passé beaucoup de temps à nous perdre dans les ruelles à la recherche des fontaines. Quand nous en sommes revenus, dans le train, nous avons mûri un projet d’écriture : Sienne était pour nous une ville de fantasy par excellence, ce serait donc un roman de fantasy. C’était juste un jeu d’esprit. Nous avons esquissé quelques traits, puis tout est tombé dans l’oubli. Claire Duvivier, tout comme moi, était prise par d’autres projets professionnels, nous n’avions pas de temps pour écrire.
Quatre ans plus tard, nous avons eu une nouvelle expérience de ce type à Amsterdam. Nouveau jeu d’esprit, nouvelles esquisses de personnages. C’est là que nous avons eu l’idée d’opposer deux cités-état, dont l’une prendrait Sienne comme exemple et l’autre Amsterdam, l’intrigue tournant autour d’un plateau de jeu, la Tour de Garde.

Même après, cela nous a pris plus d’un an encore pour nous atteler à la tâche. Il nous fallait à la fois dégager du temps pour écrire et en avoir l’envie. Puis nous nous sommes chacun encouragés mutuellement. Dans un souci de cohérence, nous avons décidé que chacun écrirait sur une ville. De fil en aiguille, l’un a écrit un chapitre, puis l’autre à son tour. Claire, plus rodée à l’exercice d’écriture, a été plus rapide que moi et, après avoir fini son tome 1, a écrit Un Long Voyage que David Meulemans a aussitôt adoré.
Aussi, quand les textes ont été terminés, nous lui avons proposé le projet tout en sachant pertinemment que c’était délicat à plus d’un titre. D’abord, c’était très lourd éditorialement parlant : six romans d’un coup, il fallait que l’éditeur soit vraiment emballé pour se lancer là-dedans. Ensuite, il y a ce moment délicat où une autrice vient voir son éditeur en lui disant « voici le roman de mon compagnon, il fonctionne en miroir avec le mien ».
Je m’attendais à un refus poli de la part de David Meulemans, or il a tout de suite été très enthousiaste. Il nous a beaucoup aidés à structurer le cycle, à mettre en avant les principales thématiques. C’est vraiment ainsi que la Tour de Garde est née.

Quelles ont été tes sources d’inspirations pour Gemina, cette gigantesque cité qui constitue le cœur du Sang de La Cité ?

Sienne bien sûr, comme je le dis plus haut, mais pas seulement. En réalité, plus je réfléchissais à la Cité, plus dans mon esprit elle se rapprochait de la Rome antique : personne ne la nomme, mais on en parle sans arrêt comme « la Cité », tout comme on disait Urbs à Rome. Deux murailles la protègent, comme les murs Servien et d’Aurélien à Rome. Culture et nourriture sont d’inspiration méditerranéenne. La plus grande différence avec la cité antique est que Gemina n’est pas du tout cosmopolite, et est complètement renfermée sur elle-même.

Une autre inspiration est bien entendu la ville de Marseille. Je suis moi-même originaire de cette région, et pouvais donc me projeter plus facilement dans un tel univers. Le principal point commun avec Gemina étant bien sûr son port, protégé par deux fortins, avec tout le microcosme que cela implique : marchands, débardeurs, drapiers, etc.

Rome, Marseille et en bas : la cité de Kowloon

La dernière inspiration est beaucoup plus alambiquée, je le concède, mais elle est importante. J’ai toujours été fasciné par la citadelle de Kowloon, qui se dressait en plein cœur de Hong Kong jusqu’à sa destruction en 1990. En simplifiant à l’extrême : c’était une enclave chinoise au sein de la concession, où le gouvernement britannique n’avait aucune souveraineté, et que la République populaire de Chine refusait de gérer. S’y côtoyaient les triades, mais surtout la plus forte densité de population au monde, qui s’autogérait en l’absence de la moindre autorité. Entre 1945 et la fin des années 1980, la citadelle s’est développée de façon organique dans un espace contraint : ruelles anarchiques et labyrinthiques vibrantes d’activité, venelles si étroites qu’un seul homme de front pouvait les emprunter, stands de street-food aux ingrédients d’origine douteuse… D’une certaine manière, je tenais là l’ambiance de la rue à Gemina. Il me fallait la transposer dans un univers méditerranéen et portuaire, en imaginant ce que ce phénomène citadelle de Kowloon aurait donné à l’échelle d’une cité entière.

Ton jeune héros, Nox, exerce un métier assez atypique qui permet de s’immiscer dans l’intime de cette cité grouillante ?

Nox est commis d’épicerie dans une échoppe située sur le port. Une de ses fonctions est de parcourir la Cité pour livrer pâtisseries et bouteilles de vins, ce qui lui permet d’en connaitre les rues par cœur.
Ce choix de métier a plusieurs intérêts dans le cadre du récit. D’abord, c’est cette connaissance qui projette Nox dans les jeux de pouvoirs entre ducs, puisqu’il est embauché par Servaint pour aider à définir les tracés du grand canal que ce dernier veut creuser. C’est ainsi qu’il se retrouve avec des armes entre les mains, dont il ne sait quoi faire. Je voulais jouer avec le schéma classique du héros de fantasy qui fait son apprentissage du combat auprès d’un mentor, tout en lui confiant un métier d’une banalité confondante.

Ensuite, dans l’optique de faire de Gemina un personnage à part entière, plonger Nox dans les ruelles et aux contacts des habitants permettait de donner une vie propre à la Cité. Il y a un terme anglais pour lequel le français n’a pas de traduction satisfaisante : streetwise. C’est la capacité à évoluer dans un environnement urbain, aussi bien d’un point de vue géographique que social. C’est un peu cela que je souhaitais pour ce personnage : qu’il serve tout à la fois de protagoniste et de guide dans une cité qui ne serait pas seulement faite de briques, mais aussi d’humains.
Enfin, il y a bien sûr un aspect culturel. Avant de commencer la rédaction, je me suis posé la question suivante : comment donner vie à une ville imaginaire, sans pour autant perdre le lecteur dans des descriptions sans fin ? Pour moi, la réponse tenait en deux mots : la nourriture et le vin (sans doute suis-je un peu orienté par mes goûts personnels). Les jambons, pâtisseries et bouteilles virevoltent au rythme de Nox dans les ruelles, et permettent d’en dire long sur les us et coutumes des Geminiens, tout en préservant le rythme du récit.

Toutes ces fonctions sur les épaules d’un seul personnage m’ont obligé à le brosser à grands traits : Nox est lumineux, avenant, un rien naïf, tout le monde l’apprécie. C’était nécessaire, puisqu’en plus d’être une visite guidée de Gemina, Le Sang de la Cité est un roman d’apprentissage, dans lequel le protagoniste est peu à peu confronté au monde qu’il découvre avec des yeux neufs. Au fur et à mesure des tomes, il gagnera en épaisseur et en complexité.

Dans ton récit, le progrès représenté par la construction d’un canal est entravé par certains puissants qui préfèrent cette situation pour conserver leur privilège. Gemina et Nox serait-il pris entre les mâchoires du conservatisme et d’un certain progressisme ?

Il s’agit, je pense, d’une thématique assez universelle, que ce soit en littérature dite blanche ou en imaginaire. Déjà Tolkien opposait le monde idéal qui vivait en harmonie avec la nature, et les orcs, industrieux et inhumains à plus d’un titre. Ce faisant, il positionnait nettement le camp du bien du côté du conservatisme.
Claire Duvivier et moi essayons de ne pas être manichéens dans le traitement de ce type de sujet. Il n’y a pas de bon ni de mauvais camp. Nox se retrouve plongé dans cette guerre qui le dépasse sans avoir pu choisir. D’ailleurs, si l’objectif progressiste affiché par le duc Servaint est louable, les finalités et les moyens mis en œuvre pour y parvenir posent de plus en plus de problèmes à Nox, tant sur le plan personnel que sur le plan éthique.
En soi, ce ne sont pas tant les politiques qui font le jeu de la division, mais les ambitions personnelles de ceux qui les mènent. Et d’un côté comme de l’autre, les répercussions sur la population sont dramatiques.

En sus des machinations politiques, Nox découvre une étrange dimension fantastique, un monde entre les mondes. Peux-tu nous en dire plus à son sujet et sur les autres facettes fantastiques de Gemina ?

C’est difficile d’en parler sans trop en dévoiler, tant pour ceux qui n’ont pas encore lu Le Sang de la Cité, que pour la suite du cycle. Ce que je peux dire, c’est que dans cette ville du bruit et de la passion, Nox découvre un lieu à la fois apaisant, froid, et mortel. Il en a d’ailleurs une peur presque viscérale, mais est trop fasciné pour ne pas l’explorer.
Cet autre lieu, il y accède en premier lieu grâce à un livre, un objet du quotidien pour lui. C’est à la fois un hommage à un des romans préférés de mon enfance, et une manière d’ancrer le surnaturel dans des ustensiles bien réels. Il en est de même pour la magie normale dans cette ville : le talent des maçons de la maison de la Recluse leur permet de façonner la pierre comme si c’était de l’argile humide. Un talent utile, en somme, productif, et qui permet au passage d’expliquer les dimensions gigantesques de la Cité.
En réalité, la caractère fantastique du roman est presque anecdotique. La magie fonctionne surtout comme un accélérateur de la narration : grâce au talent des membres de la Recluse, la ville se construit plus vite et reste en perpétuel mouvement. Quand il est dans le Nihilo, Nox évolue plus rapidement dans l’enchevêtrement des rues.
Avec le recul, je me rends compte que j’aurais presque pu raconter cette histoire sans magie, il y aurait seulement quelques petites scènes d’effroi en moins. Mais surtout, le roman aurait fait quelques centaines de pages de plus.

Guillaume Chamanadjian et Claire Duvivier

Quel rôle joue le jeu de La Tour de Garde à l’échelle de ton récit et comment as-tu tenté de représenter son importance pour ton univers ?

Je vais un petit peu botter en touche sur cette question, afin de ne pas spoiler les lecteurs de la découverte.
Ce que je peux dire, c’est qu’à l’issue de ce premier tome, la Tour de Garde apparait comme un jeu, à mi-chemin entre les échecs et les jeux modernes de construction de deck. La réalité se dévoilera progressivement, au fur et à mesure des romans de Claire Duvivier et moi. En tout cas, elle aura un rôle tout à la fois narratif, symbolique et intertextuel. Du moins c’est ce que nous essayons de faire avec Claire. Rendez-vous en octobre 2023 pour la parution du dernier roman du cycle afin de voir si nous y sommes parvenus.

On s’aperçoit que dans ces luttes de pouvoir, ce sont souvent les petites gens qui payent… Un reflet de notre propre époque ?

C’est surtout une conséquence logique du choix de narration qui était de partir d’un narrateur qui va au contact des petites gens.
Ce constat est à nuancer, néanmoins, car la proximité est telle au sein de la Cité que les frontières entre les membres des maisons ducales et la roture ont tendance à s’estomper. On ne peut pas parler d’égalité, bien sûr, mais la fille d’un duc s’amourache d’un ouvrier dans le roman, et la situation est acceptée. D’ailleurs cette même fille de duc souffre indirectement des événements. Le duc Servaint est aussi une figure tragique, tant dans l’histoire de son arrivée à la tête de sa maison, que dans le déroulé du roman.

D’une certaine manière, le conflit entre ducs fait du mal à tous, sans distinction sociale. Mais la différence est que ce conflit est causé par des disputes de puissants, qui, eux, ont le choix de faire cesser les hostilités mais décident de camper sur leurs positions.
Nox observe les événements s’accélérer depuis les pavés qu’il arpente jour et nuit. Il voit les ducs, loin au-dessus de lui, se disputer des bribes d’un pouvoir qui le laisse indifférent, et il assiste, impuissant, aux prémices d’une guerre civile. Le fait qu’il ait un pied dans le siège de la maison de la Caouane, et l’autre dans les ruelles en fait un témoin privilégié.

Pourquoi avoir choisi la fantasy pour ton premier roman et pas, par exemple, un roman historique ou de littérature générale ?

Même si j’en lis aujourd’hui assez peu, je trouve toujours que la fantasy est un terrain de jeu extraordinaire. La liberté de ton, la variété des sujets possibles, les formes de narration, il n’y a pas d’autre limite que l’imagination débridée. Il n’y a pas les freins de la recherche d’authenticité. Plus important pour le fainéant que je suis : il n’y a pas de recherche documentaire à faire. Décrire une peuplade et un lieu ne nécessite pas de s’y plonger pendant des semaines, ce que je n’aurais de toute façon pas le temps de faire puisque je suis par ailleurs salarié dans une entreprise. Je peux me contenter de l’imaginer.

Umberto Eco et le Nom de la Rose

En ce qui concerne le roman historique, pour être honnête la question s’est posée. J’ai d’ailleurs eu un précédent projet d’écriture qui flirtait avec ce genre. Mais j’ai un problème avec celui-ci : je suis un fervent admirateur d’Umberto Eco. J’aurais adoré pouvoir insuffler le souffle romanesque d’un Eco au sein d’un roman historique, le conjuguer avec sa minutie, son érudition, sa finesse, son humour. Mais il y a déjà longtemps de cela, je me suis rendu compte que je ne serais jamais à la hauteur. Alors je me contente de glisser des clins d’œil à son œuvre dans mes écrits. D’ailleurs il y en a un dans Le Sang de la Cité. Le lecteur qui le voit peut élucider un des mystères secondaires de l’intrigue, à la fin du roman.

Pour ce qui est de la littérature générale, je pense qu’il faudrait déjà définir ce qu’on entend par là en 2021. De plus en plus, on trouve des auteurs d’imaginaire hors des collections destinées à les accueillir : Antoine Volodine, David Mitchell, même le prix Goncourt 2020, l’Anomalie d’Hervé Le Tellier navigue aux frontières de la science-fiction (avec un immense talent de l’auteur). Si Norman Spinrad avait commencé à écrire aujourd’hui, je ne doute pas une seconde qu’il serait classé en littérature générale. Bien sûr, Le Sang de la Cité appartient au genre fantasy : il y a une carte en ouverture d’ouvrage pour le prouver, comme on me le rappelle souvent avec humour. Je préfère tout de même le qualifier de roman d’aventures, car les frontières entre les genres ne sont pas aussi tranchées qu’elles ont pu l’être. Et d’ailleurs, les éditions Aux Forges de Vulcain qui ont publié le roman ne font pas cette distinction au sein de leur catalogue.

Quels sont tes auteurs francophones et étrangers préférés de fantasy, et, plus généralement, quel regard portes-tu sur la fantasy actuelle ?

En fantasy pure, je me rends compte qu’il y a peu d’auteurs dont j’ai lu toute l’œuvre. Même Terry Pratchett, que j’admire beaucoup, et qui est sans doute celui que j’ai le plus lu, je n’ai pu me résoudre à acheter son tout dernier roman, paru après sa mort. J’ai bien sûr fait mes gammes en tant que lecteur avec les classiques : Tolkien, Moorcock et Zelazny, en premier lieu. Mais dans les romans qui m’ont vraiment marqué en fantasy, il y a La Forêt des Mythagos de Robert Holdstock, une série de romans extraordinaires sur la genèse des mythes. La fantasy de culture chinoise de Barry Hughart, dont le premier roman est La Magnificence des Oiseaux. Dernièrement, j’ai aussi lu Kra de John Crowley, qui m’a aussi beaucoup marqué.
Côté français, dans le genre du roman d’apprentissage, j’aime beaucoup les Chroniques des Crépusculaires de Mathieu Gaborit. J’ai aussi lu sur le tard Gagner la Guerre de Jean-Philippe Jaworski, qui est un excellent roman d’aventure.

J’en oublie sans doute, car j’ai moi-même des difficultés avec les frontières de genres dont je parlais dans la question précédente. C’est une des grandes schizophrénies de mon existence : en tant que professionnel du livre, je classe les romans dans des cases pour mieux les analyser. En tant que lecteur, je me laisse porter par l’auteur. Chaque roman a son univers unique, et les notions de genre importent moins que le plaisir de lecture.
La Colombie fantasmée de Cent ans de Solitude de Garcia Marquez, est-elle un cadre de fantasy ?
Idem pour l’Inde merveilleuse des Enfants de Minuit de Salman Rushdie ? Je sais bien que dans ces deux cas, on parle de « réalisme magique » pour souligner la portée allégorique de ces deux romans, mais pourquoi la fantasy n’aurait-elle pas également ce rôle de dire le monde avec des métaphores ? Certains textes le font déjà.

Tout ça pour dire qu’il m’est assez difficile d’avoir un regard particulier sur la fantasy actuelle, car plus je lis des romans de tous les genres, moins je suis en mesure de définir précisément les contours de la fantasy.
Ce que j’ai tout de même pu constater, c’est que l’effacement de ces frontières entre genres se fait aussi sur les autres supports culturels : films, jeux vidéo, séries TV, BD. Comme en littérature, de plus en plus, des œuvres viennent explorer les confins des genres et proposer de nouvelles visions de la fiction. Et de plus en plus, les incursions dans les domaines de l’imaginaire sont acceptées par le public, y compris par cette frange qui refusait jusqu’à présent de s’aventurer dans des mondes fictifs. Je trouve formidable que la création culturelle s’affranchisse peu à peu des limites de genres que nous nous sommes fixées il y a des décennies.

C’est aussi pour cela que Le Sang de la Cité est pour moi un roman d’aventures avant d’être un roman de fantasy. Étant entendu que pour moi, le roman d’aventures est intemporel, et avant tout affaire de mise en scène de péripéties, quel que soit le type d’univers dans lequel il se déroule. Je ne renie absolument pas son appartenance à la fantasy, mais j’espère qu’il parlera aussi bien aux lecteurs de Jean-Philippe Jaworski qu’à ceux d’Alexandre Dumas, Léo Perutz ou même, soyons audacieux, Umberto Eco.

Quels sont tes coups de cœur récents ?

Mmmh… je me rends compte que les lecteurs de ton blog, s’ils sont déjà parvenus à me lire jusqu’ici, n’ont peut-être pas envie de me voir parler des deux cents et quelques coups de cœur que j’ai pu avoir dernièrement. Je vais donc me contenter de quelques uns.
En romans, j’ai lu et adoré le recueil de nouvelles Expiration de Ted Chiang. Quel talent ! Quelle inventivité ! Ted Chiang est beaucoup, beaucoup trop rare sur les tables des librairies. Chacune de ses nouvelles est une pépite.

Là, je viens de terminer L’Hôtel de Verre d’Emily St. John Mandel, et je suis complètement scotché. C’est un roman exceptionnel, une tragédie antique avec ses chœurs, ses figures tragiques, tout en parlant de sujets très actuels. J’avais déjà adoré Station Eleven de cette autrice.
J’ai déjà parlé de Kra de John Crowley. Chez le même éditeur, j’ai aussi beaucoup aimé Vita Nostra de Marina et Sergueï Diatchenko. Véritable coup de cœur pour ce roman très atypique.

J’ai lu peu de bandes dessinées dernièrement, les confinements successifs m’ont un peu éloigné de la BD, car je n’ai pas de librairie spécialisée dans mon quartier. Je peux toutefois citer la réédition de La Prophétie du Tatou de Zerocalcare, que j’ai achetée récemment. C’est un auteur que j’ai découvert avec l’album Oublie mon Nom, absolument indispensable, puis Kobane Calling. D’une manière générale, il faut lire tout Zerocalcare.
Et bien entendu, comme tout le monde, j’ai beaucoup aimé Peau d’Homme de Hubert et Zanzim.

Côté séries TV, je suis finalement assez peu de séries. Un de mes coups de cœur de l’année 2021 est la saison 3 de Babylon Berlin. Malgré quelques petits défauts d’écriture, j’aime beaucoup cette série très pulp qui plonge dans les cabarets berlinois des années 1920. C’est art-déco, c’est brechtien, il y a un train plein d’or, des affreux nazis. Tout pour me plaire.
Ma petite parenthèse Covid de ces dernières semaines m’a aussi permis de regarder l’anime La Voie du Tablier. La durée d’un épisode équivalait à mon temps de concentration maximum pendant que je me remettais.
J’ai beaucoup ri !

Peu de parutions cinéma de ces derniers mois m’ont enthousiasmé, et pour cause. J’avoue que dans mes récents coups de cœur, il y avait surtout du cinéma venu d’Asie. Forest of Love de Sono Sion, que j’ai vu il y a seulement quelques mois. D’une manière générale, je suis très fan de ce réalisateur.
J’ai aussi découvert récemment le film japonais One Cut of the Dead, un film de zombis très, très étonnant, qui parle en réalité de l’acte de création, et qui m’a beaucoup plu.

Sur un registre plus sérieux, gros coup de cœur pour Les étendues Imaginaires de Yeo Siew-Hua, un faux polar onirique qui explore la face cachée de ce grand parc d’attractions capitaliste qu’est le territoire de Singapour. Je n’avais pas vu ce film à sa sortie et me suis rattrapé récemment.
Voilà pour un survol non exhaustif de mes coups de cœurs récents.

Les Étendues Imaginaires de Yeo Siew-Hua

Le mot de la fin : Que voudrais-tu dire aux lecteurs qui s’apprêtent à découvrir Le Sang de la Cité ?

J’ai l’impression d’avoir tout dit à force d’énonciations des œuvres qui m’ont marquées ou directement inspirées pour l’écriture de ce roman. Je pense que certains auteurs trouvent directement leur propre voix, immédiatement reconnaissable et originale. Ce n’est pas mon cas.

Le Sang de la Cité, et plus largement la trilogie Capitale du Sud, est un enfant protéiforme et bâtard des milliers d’influences culturelles que j’ai connues tout au long de ma vie. Littérature, cinéma, BD, musique, jeux vidéo, cuisine… Le gros du travail pour moi a été de les retranscrire tout, en les dissimulant pour partie, dans une intrigue aux enjeux clairs, aux multiples péripéties, à l’image des romans d’aventure que je dévorais, enfant.
Je ne sais pas si c’est un bon roman, si j’ai bien fait ce travail de synthèse et de maturation, si j’ai bien rendu hommage aux œuvres que j’ai aimées.
En tout cas, je l’ai écrit avec sincérité.

Aujourd’hui, le roman est imprimé, il ne m’appartient plus. Il est entre les mains des lecteurs, et j’espère susciter ce même émerveillement que j’ai très souvent ressenti en ouvrant un livre. Ou au moins un peu d’intérêt.
Ce serait déjà une belle récompense pour moi.

→ Retrouvez la critique du Sang de la Cité de Guillaume Chamanadjian

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- Crédit Photo couverture : José Cañavate Comella
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Crédit Photo Claire et Guillaume : @studio81gc

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