Koinè : spleen révolutionnaire

Après la Révolution

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5 min readApr 27, 2024

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Après la déception constituée par Sauve qui peut, Demain la Santé, difficile de dire que l’on attendait le prochain texte de Mélanie Fievet.
Pourtant, elle nous revient dans la collection de novella placée sous le signe de l’utopie pilotée par La Volte : Eutopia.
Avec Koinè, nous voici de retour dans un monde d’après le capitalisme où une pension accueille des personnes brisées cherchant un nouveau souffle. L’utopie post-capitaliste ne serait-elle donc pas parfaite ?

« Aucun projet politique ne peut changer fondamentalement la nature humaine. C’est étrange qu’à travers les siècles ont ait eu si peur de ça. »

Pas de surprise pour qui connaît La Volte et le précédent texte de Mélanie Fievet de la retrouver avec une novella qui nous parle d’une utopie aux accents communistes et anarchistes.
Ce qui surprend, par contre, c’est que l’admiration béate du nouveau « système » n’est ici pas de mise.
Comme on l’a dit précédemment, Koinè (qui signifie en fait Commune) prend place dans une sorte d’archipel de communautés (ou plateaux) organisées autour des ruines d’une Ville jamais nommée.
Chacune possède ses singularités : Kimris et ses bambouseraies, Elam et ses pratiques alchimiques ou encore Urartu et ses spécialistes en tous genres. Ce qui les rapproche ? Une nouvelle philosophie de vie faites de partage, d’abolition de la propriété et des richesses, de répartition du travail selon les capacités de chacun ou encore de permaculture et d’écologie.
Pourtant, alors que tout semble idyllique sur le papier, une pension dirigée par un certain Bob Blaine devient le refuge de personnes en proie au doute, au remord ou à la colère. Des gens qui ont connu (ou pas) la Révolution elle-même et qui savent que l’ancien monde rôde toujours quelque part.
Elpy, Aliocha ou encore Soran. Trois personnages d’âges et d’horizon différents qui logent là en attendant de retrouver des lendemains qui réenchantent. De l’ancien leader désabusé au nerd asocial confronté à des jeux dangereux en passant par une femme à la recherche de sa sœur.
Chacun reçoit une lettre, chacun croit y trouver quelque chose ou quelqu’un. Comme si les douleurs se rejoignaient.
Mélanie Fievet étonne. Non seulement parce que son style s’est affiné, plus calme et plus maîtrisé, moins dans l’esbrouffe et plus dans l’intime et le réel. Elle s’interroge d’ailleurs d’emblée : « Pourquoi, dans un monde utopique, est-ce qu’on choisit quand même de se suicider ? »
De là, découle une réflexion passionnante sur la fragilité de l’utopie et sur l’imperfection des révolutions à travers le chagrin, le doute et la colère des trois (quatre ?) personnages.

« Je pourrais meubler le vide. Je les laisserais parler et je partirais, une ultime fois, m’injecter trois chapitres de romance musico-parfumée dans chaque narine. Une histoire de soldat abîmé par la guerre et d’escroc à la petite semaine qui se réfugient ensemble dans un sous-sol pendant une catastrophe naturelle et s’abandonnant à la passion dévorante qui les électrise. Je voudrais m’abîmer, me soûler d’amour fictif jusqu’à mourir, laisser pour de bon mon œuvre me survivre, la délivrer de moi comme elle m’a libérée d’elle, boire et manger tous mes livres d’une seule infinie gorgée, jouir de leur goût de miel dans ma bouche et de leur amertume dans les entrailles. »

Dans Koinè, la Ville n’est que ruines amères qui rappellent naguère.
Pourtant, d’autres choses avancent et tâtonnent, construisent le futur de façon originale et vivante. Le Chœur d’un côté, qui chante-décide-pense la Commune, le Texte de l’autre, sorte de cadavre exquis numérique d’où poussent les vies de chaque citoyen dans cette utopie nouvelle.
Mais cela ne suffit pas. On découvre qu’il reste des échardes de l’ancien monde, de ce capitalisme et de cette méritocratie qui viennent hanter le réel comme le réseau, où des jeux proposent une nostalgie risquée.
Il reste des remords, des crimes, du sang. Car la Révolution ne peut pas s’accomplir dans la douceur, parce qu’elle s’est faites par la violence et que ceux qui l’ont vécu l’ont encore en eux.
Il faut comprendre alors qu’une fois l’utopie atteinte, elle s’échappe de nouveau, qu’il faut sans cesse la travailler, l’accompagner, l’écouter.
Qu’elle va prendre du temps, de la sueur et des larmes. Des départs, même.
Soran, l’ancien idéaliste, celui que l’on devait citer avant pour chaque grande décision le sait bien. Bob Blaine aussi, au plus profond de lui.
Reste alors cette histoire de lettre, puis ce meurtre étrange qui semble complètement irréel sans même parler du tremblement et de l’éruption qui s’annoncent. Autant de métaphores plus ou moins palpables pour comprendre le séisme qui se joue dans l’esprit des personnages en pleine mutation, autant de transformations qui feront les nouveaux hérauts de demain.
Finalement, c’est cette image de pension mélancolique qui habite à la fin le lecteur, ces destins croisés rongés par le doute d’hier et d’après, même si parfois l’ensemble se fait cryptique ou exagère sa poétique pour affirmer sa singularité, l’ensemble touche par la précision de sa prose, par le relief marquant de ses émotions et par la beauté de ses promesses.

Koinè rassemble les rêves d’un monde débarrassé du capitalisme pour montrer les fantômes derrière les façades encore fragiles. Mélanie Fievet a gagné en maturité et en style, elle trouve la voix médiane qui sait mettre en avant ceux qui doutent et ceux qui espèrent, et le résultat en est aussi beau qu’intrigant malgré quelques errements un peu trop cryptiques qu’on pardonnera aisément.

Note : 7.5/10

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