Le Ministère du Futur : Science-fiction climatique et économique

Éviter la fin

Nicolas Winter
Published in
8 min readSep 20, 2023

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Kim Stanley Robinson a 71 ans.
Géant de la littérature américaine à qui l’on doit plus de vingt romans dont le chef d’œuvre Chroniques des Années noires ou la monumentale Trilogie de Mars, l’auteur n’a plus grand chose à prouver à l’heure qu’il est.
Socialiste démocrate et ferme opposant au néo-libéralisme, Robinson s’est grandement intéressé au changement climatique par le passé. Et c’est aussi le sujet central de son dernier roman, l’imposant Ministère du Futur.
Traduit par Claude Mamier et publié sous nos latitudes par les éditions Bragelonne, le livre de Robinson n’est pas ce qu’il paraît être.
Et pour cause, puisque ce n’est pas un roman.
Explications…

« Apporter une bonne idée pour répondre à une urgence vitale ne suffisait pas à changer les choses. On ne changeait rien avec une simple idée, même belle. »

Le Grand Tournant

Tout commence dans un futur proche, dans une région de l’Inde en train de subir la pire canicule de son histoire. Frank May, un américain d’une ONG lambda, se retrouve pris au piège comme des millions d’autres indiens. Seul rescapé de la catastrophe, il finit par développer une haine démesurée pour tous ceux qui, par leur action ou leur inaction, amènent l’humanité à foncer droit dans le mur.
Autre lieu, même époque.
Nous sommes à Zurich en 2025 et nous suivons le chantier impossible pour lutter contre le changement climatique qui a été confié à une toute nouvelle agence appelée « Ministère du Futur ».
C’est en compagnie de Mary Murphy, sa directrice, que nous allons suivre les défis et les bouleversements qui attendent les nations et les peuples.
Divisé en 106 chapitres pour un total de plus de 600 pages, Le Ministère du Futur est un pavé impressionnant.
Très rapidement, parmi ces nombreux chapitres, le lecteur s’aperçoit que Kim Stanley Robinson glisse (beaucoup) d’autres choses.
Plus en tout cas que l’histoire croisée de Frank et de Mary.
On y trouve d’abord des tranches de vies de personnes à travers le monde qui ont à subir le changement climatique ou les actions entreprises pour lutter contre celui-ci. Puis d’autres passages, plus théoriques, où Kim Stanley Robinson nous explique par le menu certains principes essentiels pour comprendre ce qui grippe dans la mécanique mondiale, interdisant de fait l’évolution et la révolution. On y parle économie, taxes, énergies et bien d’autres sujets qui devraient logiquement trouver leur place dans un essai et non dans un roman. Ensuite, on trouve aussi quelques très courts chapitres plus artificiels et abstraits où Robinson décrit la vie d’un photon ou d’une molécule. Enfin, un fil rouge s’établit sur un projet complètement fou de prime abord qui vise à ralentir la fonte des glaces en Antarctique.
Vous l’aurez compris, le dernier livre de Kim Stanley Robinson est une imposture. Il ne s’agit pas vraiment d’un roman…et pas vraiment d’un essai. On se retrouve en réalité devant un joyeux bordel organisé, où l’auteur utilise à peu près tous les moyens narratifs et explicatifs à sa disposition pour nous mener à comprendre sa propre réflexion, à endosser son idéologie pour demain. L’américain ne s’en cache jamais et, pire encore, il le revendique pour faire advenir ce qui a tout l’air, au final, d’une utopie. Ou presque

« Chaque être humain vivait plus ou moins dans la psyché de sa région, de sa langue, et si cette langue n’était pas l’anglais, il lui était bien difficile de se considérer comme un habitant du village planétaire. »

Melting-pot

Car là où ce Ministère du Futur pourrait simplement imaginer la chute du capitalisme en lui mettant tout sur le dos et en oubliant gentiment que ce système ne vient pas non plus du néant mais bien de l’esprit humain, Kim Stanley Robinson explique que tout ne sera pas rose. Que le monde ne va pas changer comme ça par bonté d’âme et que ceux qui exploitent la Terre et les pauvres hères qui la peuplent ne vont pas soudainement se ranger à une nouvelle idéologie écologique par altruisme. Il faudra se salir les mains, il faudra mettre un flingue sur la tempe à la finance comme aux pétro-états, il faudra un bâton et une carotte.
Pour autant, Robinson reste un romantique dans l’âme et parfois, on se prend à repérer un excès de naïveté dans le raisonnement de l’américain, une sorte de foi un peu décalée dans la volonté de l’être humain à changer même devant les pires catastrophes. Le saut de foi demandé reste bien celui de la nature humaine, une nature humaine en laquelle Robinson veut croire… tout en ayant conscience qu’elle a vraiment de mauvais recoins.
Cet exercice d’équilibriste va durer tout du long de ce lourd pavé qui passe un peu par tous les stades. De la fiction climatique pure et dure à la fiction économique en passant par le roman catastrophe ou encore la politique fiction. Tout se mêle, de façon souvent complètement décousu, et l’américain tente de rattraper tout ce qu’il jette d’idées en l’air pour former un tout assez homogène capable de sous-tendre sa vision du futur.
Comme une tentative de rédemption de l’être humain
Un être humain tellement bête.

« La société est une question de vie ou de mort, il me semble que l’immense majorité des gens s’en rend compte, et les autres ne sont que de sombres crétins. »

Des failles et des forces

À ce stade, il faut insister sur le fait que Kim Stanley Robinson semble bien davantage maîtriser son sujet sur l’économie et sur ce qu’il existe comme alternatives au néo-libéralisme que sur les notions de démographies ou d’énergies. On regrette par exemple que l’auteur fasse l’impasse complète sur la question prégnante de la surpopulation (qu’il n’évoque quasiment jamais) ou qu’il ne glisse aucune mention du rapport de force qu’il existe entre l’énergie nucléaire et les énergies renouvelables.
Nous sommes loin du tour de force didactique et réaliste du Monde Sans Fin de Jean-Marc Jancovici qui a tant fait parler de lui (et qu’on vous recommande sans modération aucune). Et c’est en cela certainement que le bât blesse pour Ministère du Futur qui veut tout faire à la fois mais souffre de grosses lacunes dans sa façon d’imaginer les choses.
Qu’à cela ne tienne, on comprend rapidement que le principal objectif de Kim Stanley Robinson est d’expliquer par le menu en quoi le système capitaliste constitue la clé de voûte dans la solution au bouleversement climatique en cours et à venir. La réflexion, bien que volontairement partisane et assumée comme telle, est passionnante. Vraiment.
Car Robinson a l’art et la manière de présenter les choses, de découper ses objectifs de façon dynamique et de les resservir de façon intelligible aux lecteurs. On regrette simplement que tout cela ne laisse aucune place à l’empathie envers les deux personnages principaux qui ne sont là que pour soutenir le propos et tenter de camoufler l’essai en quelque chose de vaguement romanesque pour le quidam.
On note aussi, et c’est assez amusant, tout l’amour et la fascination de l’américain pour la Suisse, petit pays où se situe la majeure partie de l’action de Mary et Frank. Un petit pays bourré de contradictions et d’espoir(s) dans lequel Robinson a vécu dans les années 80. Peut-être d’ailleurs en garde-t-il une version un peu trop idéalisée en tête.
On pourrait d’ailleurs se faire la même réflexion sur sa façon de croquer le phénomène des Gilets Jaunes en France, phénomène auquel il prête bien plus de vertu que de raison.

« L’écart entre les riches et les pauvres est une donnée importante, mais si presque tout le monde a assez pour vivre, ce n’est pas la même chose que si presque tout le monde crève la dalle. »

Vers la lumière

En s’acheminant vers la fin, Kim Stanley Robinson arrive pourtant à tirer le meilleur de cette construction chimérique et boiteuse, où l’idéologie prend le pas sur la narration et où l’utopie décide de faire son nid. On comprend tardivement que tout cela est aussi une façon de nous construire un avenir différent, un de ceux qui n’est pas obstrué par la mort et le désespoir, par l’extinction complète de la faune et l’agonie interminable de la flore.
Dans les dernières pages, Le Ministère du futur retrouve son côté intimiste, certainement trop tard pour gonfler d’empathie le cœur du lecteur envers Mary, cette femme remarquable qui a montré à l’homme qu’elle était l’avenir. Pour autant, la vision à la Jules Verne d’un monde apaisé qui va dans le même sens, qui utilise la religion pour s’unir pour le bien commun et non pour la destruction de son prochain, qui accueille l’autre et tente de lui rendre sa dignité, qui change les armes d’hier en outils de demain, toute cette vision là a quelque chose d’infiniment touchant.
C’est celle d’un écrivain plus proche de la fin que du début et qui veut croire qu’un sursaut va advenir, que l’humain n’est pas si bête et qu’il peut encore voir le beau et le vrai. Le roman en devient émouvant, enfin, et l’on comprend que ce pavé de bric et de broc, qui tient autant par l’entêtement de son auteur que dans sa façon de flamber ses idées sans compter, ce pavé est un testament pour les générations futures. Comme un passage de relais.
Comme un espoir enfin retrouvé.

« Après nos exigences animales de nourriture et d’abri, c’est ce qui vient en premier : la dignité. Chacun de nous en a besoin et la mérite du seul fait d’être humain. Mais le monde cherche souvent à nous en priver. Donc nous luttons. Car la dignité nous vient des autres, c’est dans leurs yeux, dans le regard. L’absence de dignité laisse la place à la colère. Je sais de quoi je parle. Cette colère peut tuer. »

Difficile de trancher sur Ministère du Futur tant le livre de Kim Stanley Robinson souffle le chaud et le froid. Ni roman ni essai, ni utopie ni dystopie, ce pavé a ceci d’extraordinaire qu’il est passionnant même quand il est agaçant, qu’il semble juste même quand il frustre. Si la question du changement climatique vous intéresse, alors Ministère du Futur doit atterrir dans votre pile à lire. Si vous recherchez un vrai roman, passez votre chemin.
Et puis si vous ne savez pas trop ce que vous voulez, ça tombe bien, Robinson lui le sait très bien et il va vous l’expliquer.

Note : 8/10

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