Terra Ignota, Livre Premier : Trop Semblable à l’Éclair

Un nouveau siècle des Lumières

Nicolas Winter
Juste un mot
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8 min readApr 23, 2018

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Tor, 448 pages [Édition Originale pour cette critique]
Éditions du Bélial’, 646 pages
Traduction Michelle Charrier

Chaudement recommandé par Jo Walton (Mes Vrais Enfants, Morwenna…) aux dernières Imaginales, Terra Ignota est l’oeuvre d’Ada Palmer, écrivaine américaine encore inconnue chez nous. Historienne et enseignante à l’université de Chicago, Palmer se lance dans l’écriture en 2016 avec son premier roman : Trop Semblable à l’Éclair. Immédiatement acclamée par la critique spécialisée Outre-Atlantique, l’oeuvre d’Ada Palmer est même nommée au prestigieux prix Hugo. Pensée comme une quadrilogie (les volumes marchant par paires), Terra Ignota continue avec Sept Redditions et La Volonté de se battre…en attendant l’ultime opus toujours en cours d’écriture.
Encensé par Jo Walton donc mais également par Robert Charles Wilson (Spin, Axis…) et Cory Doctorow, Trop Semblable à l’Éclair fera l’objet d’une traduction aux éditions du Bélial l’année prochaine en simultané du seconde volume, Sept Redditions.
Et si quelques blogueurs commencent déjà à promouvoir le livre en France, ce n’est pas pour rien…

Pour expliquer l’enthousiasme engendré par la lecture de Trop Semblable à l’Éclair, il est nécessaire d’expliquer en quoi le roman d’Ada Palmer se permet toutes les audaces. Pour bien comprendre cela, commençons par situer l’action elle-même.
Nous sommes en 2454 et le monde tel que nous le connaissons a changé. Beaucoup changé. De son propre aveu, Ada Palmer voulait nous faire visiter un monde qui nous serait aussi étranger que le nôtre à un individu vivant à l’époque de la Renaissance. Ainsi, Trop Semblable à l’Éclair rebat entièrement les cartes socio-politico-religieuses du XXIème siècle.
A l’origine de ces changements, une idée simple mais aux implications formidablement exploitées : la voiture volante.
Au XXVème siècle, la voiture volante existe et s’est imposée comme l’unique moyen de transport de par le monde. Ôtez-vous immédiatement le Cinquième Élément de la tête, la voiture volante de Trop Semblable à l’Éclair est un véhicule autonome (ou presque, nous y reviendrons) et qui file à des vitesses considérables. Il est désormais possible de traverser le globe en quelques heures et de se retrouver en Asie ou en Océanie avec une facilité déconcertante.

“No nation, whatever its power, can be called great when it imposes tyranny upon its citizens — worse, upon people it claims as its citizens, not because they have enjoyed the fruits of its soil, or benefitted from its protections, but because by chance their grandparents were born within that blotch of color on a map it calls its own.”

Cette révolution a eu des conséquences tout à fait inattendues. En supprimant le paramètre distance, la voiture volante a rendu la nation obsolète. Les hommes ont donc abandonné leur territorialité pour se réorganiser en Hives (Ruches) qui regroupent les individus non plus par origine géographique mais par affinités sociales, politiques, philosophiques ou culturelles. Il existe sept grandes Hives et chacune dispose de son système de loi, de ses habits traditionnels et de son système politique propre. Les Mitsubishi, par exemple, regroupent les pays asiatiques en un consortium géant qui a la main-mise sur la plupart des propriétés de la planète. Dirigé par Ando Mitsubishi, le Chief Director (Directeur Général), mais aussi par un comité de neuf autres dirigeants issus de la Chine, de la Corée, de l’Inde et du Japon. Autre exemple, les MASONs regroupés autour d’un Empereur tout-puissant, Cornel MASON et qui ont émergé des mythiques loges maçonniques que l’on croyait fantasmées. Ainsi, lorsque l’on devient adulte, il est possible de choisir quelle sera la Hive que l’on rejoindra. La nation s’effondrant, les hommes se sont rapidement réfugiés dans la religion, provoquant les Church Wars (Les guerres ecclésiastiques) qui ont coûté la vie à des millions de personnes. Pour enrayer le fanatisme, les Hives ont interdit la religion…ou pour être plus exact, le prosélytisme religieux.

En soi, il n’est pas interdit en 2454 de parler de religieux mais en parler avec plus de deux personnes devient un crime. Pour guider l’homme sur le chemin de la spiritualité, la société dispose de sensayers (du mot japonais sensei, maître-enseignant) qui sont attribués aux individus et dissertent avec eux en entretien privé sur les questions de mortalité et de spiritualité. Plus aucune religion n’est mise en avant, elles forment désormais une sorte de menu dans lequel on pioche ce que l’on désire. Forcément, avec de telles révolutions, l’entité fondatrice qu’est la famille a disparu également ou, du moins, s’est adaptée. Plus de famille donc mais des Bash’es où l’on se regroupe par affinités intellectuelles ou par filiation amicale ou amoureuse. Les Bash’es sont en réalité la transcription des Hives à l’échelle de la cellule familiale. On peut donc désormais avoir des enfants et des enfants de Ba (Ba’kids), les premiers de sang, les seconds de cœur (ou presque). Voilà quelques-uns des changements les plus notables envisagés par Ada Palmer, et encore ne s’agit-il ici que de vous expliquer la partie émergée de l’iceberg. C’est en effet le worldbuilding de l’américaine qui laisse bouche bée. Non seulement l’audace de ses idées éclabousse le lecteur de la première à la dernière page, mais elle arrive de plus à sous-tendre le tout par une histoire passionnante et pleine de rebondissements.

“In our cast of leaders and vocateurs one would almost think we had regressed to the olden days when people were their jobs. Mr Smith is a banker, Mrs Christian is a nurse, as if those twenty or forty or sixty hours made the other hundred of each week nothing.”

Revenons-en à l’origine.
Trop Semblable à l’Éclair prend place dans cette société utopique de 2454 et suit deux intrigues en parallèle.
Tout d’abord celle d’un vol dans l’un des journaux les plus populaires de la planète : le Black Sakura. Chacun des journaux distribués de par le monde édite une liste des personnes les plus influentes de l’année appelée Seven-Ten Lists. Celle du Black Sakura se voit dérobée et abandonnée dans l’un des Bash’es les plus importants de la planète, celui de la famille Saneer-Weeksbooth. Pourquoi sont-ils importants ? Parce que les membres de cette famille contrôlent le réseau des voitures volantes qui sillonnent le globe et sans eux, il faudrait se reposer sur le système de transport des Utopiens, une autre Hive capitale. Dès lors, difficile de croire que le vol de la Seven-Ten Lists ainsi que les secrets qui l’entourent ne soient qu’une coïncidence.
Pour enquêter sur cette affaire, l’empereur Cornel MASON diligente un homme de confiance, Martin Guildbreaker, qui va devoir fouiller dans les affaires de la famille Saneer-Weeksbooth.
A côté de cette affaire de premier plan, le roman s’ouvre sur l’arrivée d’un nouveau sensayer au Bash’ Saneer-Weeksbooth : Carlyle Foster. Le lecteur découvre avec lui l’existence d’un petit garçon de treize ans, Bridger, qui dispose d’un pouvoir extraordinaire : celui de donner vie à des choses inanimées. Un enfant unique gardé par Thisbe, le Major et Mycroft Canner.
L’histoire toute entière est d’ailleurs celle de ce dernier. Le narrateur de Trop Semblable l’éclair, c’est lui, Mycroft Canner, un condamné au Service. Car au XXVème siècle, les criminels sont punis selon un système d’esclavage social qui fait que lorsque l’on est reconnu coupable d’un méfait, on devient un outil pour la société. Mycroft doit donc se mettre au service des uns et des autres pour pouvoir se nourrir ou dormir. On constate rapidement que Canner est au centre d’une affaire aussi lugubre que terrifiante et qu’il entretient des liens indiscutables avec les plus puissants dirigeants de la planète. Mycroft s’avère aussi un personnage malicieux qui prend un malin plaisir à briser le quatrième mur pour s’adresser directement au lecteur, quitte à utiliser des tirades théâtrales pour arriver à ses fins (le théâtre occupant d’ailleurs une large place dans le roman).

“If all humanity were so unwilling to lie to ourselves, we might not have given up on our great Dreams.”

Voila, en substance ce que renferme Trop Semblable à l’Éclair. Et encore ne vous-a-t-on pas parler des set-sets (des enfants élevés pour devenir des ordinateurs vivants), des poupées de Sniper, de l’absence de genre féminin ou masculin, des immenses déchetteries qui parsèment le globe, de la maison close de Madame ou encore de la terraformation de Mars par les Utopiens. Trop Semblable à l’Éclair est d’une telle foisonnance qu’il en devient d’une complexité remarquable. Il faut s’accrocher pour pénétrer dans l’univers d’Ada Palmer mais la récompense au bout n’est pas loin d’être extraordinaire tant le potentiel de l’univers semble sans limite.
Plus important encore, Trop Semblable à l’Éclair est une science-fiction philosophique de haut vol qui emploie un univers futuriste pour parler de façon ludique et passionnante du siècle des Lumières et des grands Philosophes. En effet, pour remplacer le religieux, la société de 2454 a tout misé sur les philosophes de Lumières qui sont devenus les nouveaux symboles de cette époque. Maligne, Ada Palmer en profite pour parler au lecteur de Diderot, Rousseau, Voltaire, Carlyle, d’Aquin et même de Sade. Non seulement elle le fait en évitant tous les pièges scolaires que sous-entend une telle démarche mais elle transmet par la même occasion sa passion pour ces écrivains célèbres d’un autre âge. Mieux encore, elle arrive à expliquer leurs œuvres en transposant leur essence dans certains passages du roman. Prenons pour exemple la conversation qui se déroule dans la maison de Madame entre les diverses puissances ou encore par l’échange torride entre Dominic et Julia.

Le tout en ne gâchant rien d’une intrigue dense et pleine de surprises. On ne peut évidemment pas s’empêcher de louer le sens du suspense d’Ada Palmer qui surprend jusqu’au bout. Il faut également saluer sa façon de construire des personnages et des luttes de pouvoirs qui n’ont rien à envier à un Game of Thrones. A ce titre, J.E.D.D MASON fait office de maître étalon. Considéré comme un Dieu dans une époque agnostique, aussi mystérieux qu’effrayant, il reste l’une des trouvailles les plus exquises du récit avec Mycroft Canner. Voici un roman qui parle des Lumières et de philosophie, qui se risque à l’utopie et aux imbroglios politiques…et qui nous offre un meurtrier en guise de narrateur.
Oui, Ada Palmer ose tout. Et c’est pour ça que Trop Semblable à l’Éclair retourne le lecteur.

“Animals may hunt by speed, by trap, by disguise, by ambush, but name for me another besides mankind that hunts by trust”

En l’état, Trop Semblable à l’Éclair est une promesse.
Pensé comme le premier opus d’un dyptique (qu’il forme avec Sept Redditions), le roman pose une myriade de questions, donne quelques pistes au lecteur…mais laisse tout le reste en suspens. Ada Palmer se doit donc de tenir toutes ses promesses avec la suite pour que son récit soit pleinement convaincant.
Pourtant, inutile de tergiverser, ce premier opus de la série Terra Ignota est un coup de génie au worldbuilding fabuleux, à l’érudition vertigineuse et à l’audace de tous les instants.
Une entrée en matière éblouissante.

Note : 9/10

“I am the window through which you watch the coming storm. He is the lightning.”

Critique du Volume 2 : Sept Redditions
Critique du Volume 3 : La Volonté de se battre

>> Ce roman fait partie des 100 livres de la Bibliothèque idéale de SF

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