Vivonne

Entrez dans la Douceur

Nicolas Winter
Published in
7 min readApr 27, 2022

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« On ne juge pas un livre à sa couverture », nous dit le proverbe populaire.
Il arrive assez souvent que la couverture d’un ouvrage ne reflète pas la qualité du texte qu’il renferme. Vivonne de Jérôme Leroy vérifie parfaitement cet adage. Publié en 2021 aux éditions La Table Ronde, le récit du français s’essaie à la science-fiction en imaginant un monde, et surtout une France, qui s’écroule. Plus habitué aux polars et aux romans jeunesse (voire à la poésie), Jérôme Leroy fait donc un détour par l’imaginaire et l’on s’imagine déjà la redites au sein de ce genre ultra-balisé qu’est le roman post-apocalyptique.
Que peut bien apporter de neuf un auteur de polar à la science-fiction ?

« La particularité de sa génération, c’était qu’elle avait vu Soleil Vert à quinze ans et qu’à cinquante, elle vivait dedans. »

Des regrets

Commençons par situer le cadre.
Vivonne se déroule dans un monde à la dérive. Dans ce monde, pas si lointain et pas si proche à la fois, la France s’est balkanisée ou, si vous préférez, libanisée. Rongé à la fois par des catastrophes climatiques à répétition et l’arrivée d’un gouvernement extrémiste surnommé les Dingues au pouvoir, l’Hexagone s’effondre.
Mais la France n’est pas la seule à subir le contrecoup climatique et politique. La Californie est devenu un « incendie permanent », la Hollande est inondée et Amsterdam s’enlise dans le choléra. Plus proche de nous, Amiens et la Picardie sont pillés par des milices ultra-violentes, Paris se noie après le passage d’un monstrueux typhon et les rats envahissent les rues de la Capitale.
C’est en plein milieu de cette catastrophe que l’on fait la connaissance d’Alexandre Garnier, modeste et arrogant éditeur des éditions Grandes Largeurs, piégé dans un immeuble parisien alors que le déluge s’abat. Pour lui, tout avait déjà été prédit, il cite John Brunner et son Troupeau Aveugle, se souvient de Soleil Vert et de son monde terrifiant. Mais surtout, il se souvient d’un écrivain-poète qui fut jadis son ami : Adrien Vivonne.
Entre deux rafales de tempête et coupures d’internet, Alexandre est pris de remords. Comment lui, éditeur et proche d’Adrien, a pu finir par le jalouser autant et participer à son oubli auprès des masses ?
Il décide alors, en guise de pénitence, d’entreprendre une biographie d’Adrien Vivonne, seconde partie du roman plus formelle où l’auteur de la biographie, Alexandre, semble autant parler de lui que de son ami écrivain, Adrien. Avant que les Apôtres de la Grande Panne ne décident de détruire l’entièreté des réseaux de communications modernes, voici donc qu’un homme cherche à laisser une trace d’un autre.
Mais pour parfaire cette biographie, il lui faudra combler les vides, les périodes où Adrien, poète évanescent et insaisissable, s’est coupé du monde. Il va devoir parler et interviewer l’une des amantes de l’écrivain, Béatrice Lespinasse, modeste gérante de la médiathèque de Doncières, bled paumé dans un monde qui part à vau-l’eau. C’est au sein d’un aéroport en plein chaos qu’il la retrouve et qu’il croisera, hasard ou destin, la fille d’Adrien, Chimère (ou Chimène, c’est selon), ex-recrue d’une milice d’extrême-droite néo-païenne, Nation Celte. Tous semblent en quête du même homme-fantôme, cet Adrien Vivonne qui donne son titre au roman de Jérôme Leroy.

« Paris était devenu une zone boueuse où on se tirait dessus, où on voyait des hommes en blanc sortir des cadavres sur des civières d’immeubles dévastés, où des campements de fortune abritaient sous des cartons des gens désorientés, devenus crasseux malgré leurs vêtements de marque. »

Un nouvel Espoir

Dans ce petit jeu de poupées russes qui n’est pas sans rappeler le fabuleux Cartographie des Nuages de David Mitchell, Jérôme Leroy nous brode un monde de désespoir, de violence et… de poésie. Au cœur de son idée géniale réside l’ébauche d’une nouvelle utopie appelée la «Douceur », sorte de communauté-philosophie-religion où règne la paix et l’harmonie, où la technologie ne sépare plus les hommes et où la Mort elle-même est vaincue.
Cette nouvelle civilisation construite quelque part dans les îles grecques s’inspire des écrits d’Adrien Vivonne, de son Mille Visages ou des Filles de Vassivière. C’est en lisant les poèmes et la prose de l’auteur qu’un étrange phénomène se passe, qu’une nouvelle compréhension du réel arrive à ceux qui tentent le voyage pour trouver une forme de plénitude qui dénie au monde extérieur sa violence et sa finitude.
Jérôme Leroy pousse le principe du Station Eleven d’Emily St John Mandel beaucoup plus loin, parce que survivre ne suffit pas.
Il invente de toutes pièces un auteur, Adrien Vivonne, et mélange sa propre histoire avec la sienne, tous deux anciens profs à Roubaix, tous deux baignés dans une certaine idée du communisme quand celui-ci avait encore un sens, tous deux passionnés par la poésie. Le tour de force de Vivonne se situe là, quelque part, au milieu de cette langue d’une beauté renversante qui confirme encore une fois l’importance du style dans un imaginaire qui, parfois, le délaisse au profit de l’idéologie. L’idéologie, elle, le roman de Jérôme Leroy n’en manque pas. Au sein de sa biographie fictive jusqu’aux massacres de la Nation Celte en passant par les errements parisiens et provinciaux d’Alexandre Garnier, Vivonne nous parle d’un monde d’hommes sous perfusion technologique, un monde qui a oublié le vrai, un monde qui a oublié la douceur. Dans ce monde, les Dingues ont pris le pouvoir, imposant des lois de plus en plus asphyxiantes à un pays au bord de l’implosion. Quand celle-ci survient, les milices se déchaînent, de « ZAD Partout » au « Front Indigéniste » en passant par le « Front Socialiste Occitan » sans parler des barbus de l’« Alliance Salafiste ». Les personnages du roman se perdent dans la violence et l’absurdité d’un monde qui ne peut plus nier le changement climatique, un monde qui tente de survivre alors qu’il est condamné aux ténèbres barbares à nouveau.

« Agnès et Adrien cherchaient tous les deux la même chose : ils voulaient voir. Et ils avaient raison, nous n’allions plus rien voir dans les décennies qui suivraient, nous allions de moins en moins éprouver la beauté immédiate du monde, nous serions d’éternels spectateurs de nos vies, condamnés à être connectés en permanence les uns aux autres dans un présent perpétuel jusqu’à la catastrophe en cours, inévitable, parce qu’à un moment ou un autre, le réel se venge d’avoir été réduit en esclavage par des algorithmes. »

De l’Autre Côté

Au lieu de nous chroniquer par le menu cette longue descente aux Enfers, Jérôme Leroy tente une folie, une folie à l’audace incroyable.
Il n’écrit pas un polar, quand bien même Vivonne n’arrête jamais de chercher son Poète, il n’écrit pas un livre de science-fiction, alors qu’il imagine la fin du monde et l’Après. Non. Jérôme Leroy tente autre chose, il tente l’hagiographie.
Adrien Vivonne, de petit poète inconnu à Prophète de l’Alliance du Vivant, nous est raconté par quelques uns de ses apôtres, des apôtres coupables et des acteurs plein de remords et de peurs. En entrelaçant les fils narratifs d’Alexandre, Béatrice et Chimène, Jérôme Leroy ne fait pas que construire un écrivain qui n’existe pas, il ne fait pas que rendre honneur et lettres de noblesse à la poésie, ce genre qui ne se vend pas mais pourtant essentiel aux hommes, il écrit une Bible nouvelle, un Livre Sacré où Dieu est partout dans l’insignifiant qui nous entoure, où le Saint n’a jamais conscience du malheur ou des horreurs des Autres, où enfin on trouve, apaisé, pardonné, un sens à une vie qui semble ne plus en avoir.
Jérôme Leroy, avec une grâce infinie, capture des personnages usés, des personnages coupables, des personnes nostalgiques. Il nous les restitue par des récits fictifs et pourtant si vraisemblables, regardant la France des années 60 tomber petit à petit vers la bêtise des années 2010 puis 2020 avant le naufrage. Même si la bêtise humaine semble survivre à toutes les apocalypses, et contrairement aux penchants actuels de la science-fiction, Jérôme Leroy entrevoit un espoir, il espère naïvement et intensément que la poésie sauve l’humanité, qu’on lira bien après la mort et qu’un jour, peut-être, nous serons capable nous aussi d’entrer dans la « Douceur ».
Plus qu’un récit science-fictif, Vivonne est une histoire sur la puissance de l’écrit et la puissance des mots, sur la façon dont nos vies elles-mêmes et nos rencontres vont changer le futur, aussi insignifiantes soient-elles. C’est un récit où l’on croise des personnes difficiles à cataloguer, où les niveaux de gris alternent avec le noir profond et le blanc immaculé d’un Adrien Vivonne qu’on dirait presque inhumain par sa bonté et son caractère éthéré. Comme un autre Messie qui vivrait dans le vent qui se glisse entre les arbres ou en contemplant tendrement la porte au fond du jardin. L’infinie douceur de Vivonne surprend derrière l’horreur des derniers jours de l’humanité, derrière les mesquineries banales et imprévisibles de l’homme. La mélancolie empoigne le cœur du lecteur à mesure que les pages se tournent et l’on en vient presque à verser une larme sur des vies que l’on sait fausses et qui, pourtant, nous semblent si authentiques.
Jérôme Leroy ne choisit donc pas le récit d’aventures mais celui d’évasion, dans sa forme la plus pure, la plus grandiose et la plus radicale.

« Seuls les idiots croient que la réalité apprend plus de choses que les romans. Les romans sont les Guides du Routard de l’existence. En mieux écrits et avec des personnages qui nous ressemblent, même s’ils ne nous plaisent pas, surtout s’ils ne nous plaisent pas. »

Sublime roman-somme, Vivonne parvient l’exploit inattendu de fusionner en une seule expérience inoubliable le récit de science-fiction, la poésie d’un monde nouveau, le polar-enquête qui court après un auteur fabriqué de toute pièce et l’hagiographie d’un Poète devenu Saint. Jérôme Leroy offre un livre du beau qui dit le beau, et l’on en ressort certainement un peu meilleur une fois la dernière page tournée.

Note : 10/10

« Mais ce dont je suis sûr, c’est que les poèmes de Vivonne, ici et maintenant, nous montrent tout ce que nous sommes en train de perdre. »

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